Depuis 5 ans, la spéculation immobilière bat son plein le long du canal et les promoteurs s’arrachent les parcelles pour y construire du logement avec vue sur ses eaux grises. Parmi eux, Atenor, bien connu des Bruxellois pour ses constructions de tours de bureaux et de logements, notamment sa tour de luxe Up Site en bordure de canal face au site de Tour et Taxis. Mais en 2014, le spéculateur immobilier introduit un demande pour une maison de repos à Anderlecht. Une charge d’urbanisme imposée par la Région ? Que nenni. En l’espace de quelques années, à l’instar de la construction des centres commerciaux, les maisons de retraite sont devenus un produit d’investissement prisé.
Un nouveau marché de la dépendance !
Une petite recherche sur Internet vous fera rapidement conclure qu’aujourd’hui maison de repos rime non pas tant avec accueil des seniors qu’avec rentabilité. Les occurrences font apparaître les intitulés suivants : « opportunité », « investissement de rêve »,... La maison de repos est désormais un bien immobilier répondant à une logique de marché. On voit s’organiser des tables rondes immobilières sur ce sujet vendeur : « l’investissement dans les séniories en Belgique s’avère un placement intéressant, tant pour les groupes financiers que pour les particuliers : croissance de la demande, loyers garantis et indexés et plus-value sur les terrains et les bâtiments. » En effet, la population des plus de 85 ans en Europe va augmenter de 70% d’ici à 2035, soit +3% par an. Pour notre économie actionnariale, le vieillissement de la population est du pain bénit : un secteur avec une croissance assurée, reposant sur des données démographiques incontestables, et des clients captifs. Les statistiques sont imparables : en Belgique, le nombre des plus de 80 ans passera de 548.000 en 2010 à 797.000 en 2030 ; 45 % d’augmentation, une croissance assurée pour une clientèle garantie. Une personne sur 8 de plus de 85 ans est en maison de repos. Pour faire face au papy boom, le besoin à l’horizon 2025 est entre 30 et 45.000 nouveaux lits [1]. Les listes d’attente sont de 4,5 mois en Wallonie, 6,5 mois à Bruxelles et 7 mois en Flandre. Il faudrait créer d’ici 2025 environ une séniorie de 100 lits tous les 15 jours [2]. Les pouvoirs publics ne se sentent pas en mesure de suivre un tel rythme et regardent du côté du privé. Et dans cette logique, Bruxelles tient le haut du pavé dès lors que 77 % des lits se trouvent dans des établissements privés commerciaux [3], le reste est géré par les communes via le CPAS (12 %) ou par des ASBL (11 %). La situation est différente en Wallonie où des mesures de régulation ont été prises figeant le paysage : 50 % pour le privé commercial, 21 % pour le public et 29 % pour l’associatif. Par ailleurs, les investisseurs se sont détournés depuis quelques années du marché du bureau qui bat de l’aile pour se réorienter vers le logement, les hôtels et les centres commerciaux. Dans ce paysage, la maison de repos ouvre un nouvel horizon d’autant que les immeubles de bureaux peuvent plus aisément être reconvertis et répondre aux exigences d’une maisons de repos. C’est ainsi qu’en 2013, le promoteur immobilier Alfin a introduit des demandes de permis pour reconvertir l’ancien siège Solvay à Ixelles en 205 logements mais aussi en une maison de repos de 117 chambres.
Les acteurs de ce juteux marché
Désormais, ce sont des sicafi, sociétés d’investissement à capital fixe cotées en Bourse qui construisent les murs pour confier ensuite le « fonds de commerce » à des gestionnaires spécialisés. Les maisons de repos sont construites clés en main par les promoteurs, assortie d’un rendement connu dès le départ. Dans un contexte où les taux d’intérêt sont planchers, la promesse d’un rendement annuel de 4 à 5% est très attractive. A l’échelle de l’Europe, ce marché est essentiellement aux mains de grands groupes tel Orpea. En 13 ans, ce dernier a connu une progression boursière de 910%. Ce groupe français, coté en Bourse, est présent en Belgique depuis 2006. Il détient des établissements en France, en Espagne, en Belgique, en Italie, en Suisse, en Allemagne et en Pologne. Le groupe gère désormais quelque 45 000 lits répartis sur un demi-millier de sites et a atteint en 2015 un chiffre d’affaires vertigineux de 1,9 milliard d’euros. Les groupes actifs en Belgique sont : Cofinimo, Aedifica, Armonéa, Senior Living Group, Senior Assist et bien sûr Orpea. Dans le cas du projet City Dox, la gestion a été confiée à Armonea, groupe belge issu de la fusion en 2008 de deux groupes familiaux flamands (Restel et Palmir). En 2015, Armonea s’est encore agrandi en reprenant Soprim@ en 2015, ce qui en fait le leader incontesté du marché privé en Belgique, même s’il reste un petit poucet au côté d’Orpea. L’entreprise belge compte 5 000 employés et 10 000 séniors et a augmenté son chiffre d’affaires augmenter de 250 à 320 millions d’euros. Les bureaux d’architecture prennent aussi leur part du gâteau, certains s’étant spécialisés dans le domaine comme l’agence ETAU comptant à son actifs plus de 4000 lits de maison de repos en Belgique et désignée notamment dans le cadre du projet d’Atenor.
Payer sa place
Nos vieux jours sont devenus un gros business avec les travers classiques de la privatisation. Une enquête récente montre que les séniories sont devenus un révélateur de la dualisation sociale avec une multiplication d’établissements huppés réservés aux nantis. Les tarifs ont grimpé de plus de 20% en six ans. Les inégalités se creusent entre ceux qui sont capables de payer la facture et ceux qui ne le sont pas. A la difficulté de trouver une place, s’ajoute celle de pouvoir se la payer. Le "modèle Orpea" vise clairement une clientèle aisée en offrant des résidences haut de gamme. Mais même certains CPAS ont à cœur d’attirer une clientèle plus nantie. Il est difficile de trouver aujourd’hui une place à un coût inférieur à 50 EUR/jour. Le coût moyen à Bruxelles est de 1497 EUR/mois [4] alors qu’en Belgique, 59 % de femmes et 33 % des hommes ont une pension inférieure à 1100 EUR/mois.
Outre le prix, se pose la question de l’encadrement. Le taux d’encadrement par le personnel soignant serait en moyenne supérieur dans les maisons de retraite publiques. Le privé travaillerait avec 15% de personnel en moins selon Jean-Marc Rombeaux, expert-conseiller à la Fédération des CPAS wallons. Les normes sont édictées en fonction des grands groupes et les petites maisons de retraite ne parviennent plus à s’y conformer et sont rachetées par ces groupes financiers avec, outre l’augmentation du prix, des effets pervers pontés par Marie-Pierre Delcour, directrice d’Infor-Homes Bruxelles : « Les rachats ne tiennent pas suffisamment compte des considérations humaines. Parfois tout est chamboulé, sans explications. Le personnel est déstabilisé, insécurisé, ce qui entraîne l’insécurité chez les résidents. L’objectif de rentabilité est parfois très loin des préoccupations des personnes âgées. Il y a des gestionnaires que l’on ne voit jamais. Des directeurs qui reçoivent des instructions de rentabilité ne cadrant pas avec le projet de vie de l’établissement. Et le dialogue est parfois compliqué. ‘Si vous n’êtes pas contents, allez voir ailleurs’ ? [5]. Ce phénomène de concentration conduit à la standardisation. Les résidents des divers sites mangent la même chose au même moment, les meubles sont semblables dans chaque maison, peu de place est laissée à la personnalisation de l’espace privé du résident, les chambres sont repeintes dans la même couleur, les cuisines sont généralement regroupées en une seule unité redistribuant les plats mi-cuits et préemballés aux différentes maisons. [6]
Des vieux laissés sur le boulevard
Pour en revenir au projet de maison de repos d’Atenor au Bassin de Biestebroeck, il est choquant de constater le manque d’attention des pouvoirs publics responsables de la délivrance des permis. Car outre tous les travers énoncés ci-dessus, le lieu d’implantation d’une maison de repos peut être déterminant dans la qualité de vie de ses futurs occupants. Or la bien-nommée maison de repos d’Atenor prendra racine en front du boulevard de l’Industrie, lequel draine quotidiennement un charroi lourd de camions entrant et sortant de la Région. Outre les effets néfastes de ce ballet fossile sur la qualité de l’air, celui-ci génère d’importantes nuisances sonores au-delà de 70 dB. Quelle que soit la qualité d’isolation des fenêtres du bâtiment, ses occupants ne pourront que vivre fenêtres fermées. Il faut dire que le vis-à-vis est des plus réjouissants, le bâtiment faisant face au parking des entrepôts de Leonidas. Nos occupants déjà captifs par définition, le seront doublement dès lors que le site n’est desservi que par une seule ligne de bus circulant toutes les demi-heures. Aucune de station de métro ou ligne de tram n’est prévue à cet endroit. Et quand ils voudront prendre l’air, ils pourront déambuler dans un zoning industriel sans le moindre espace vert, le bâtiment prenant place dans un site affecté jusqu’il y a peu exclusivement à de l’industrie urbaine, relativement déserté en soirée une fois les entreprises fermées. Tous ces aspects ne semblent nullement inquiétés nos édiles et Atenor se targue d’avoir obtenu la son permis le plus rapidement délivré : « En un an, on est passé de la feuille blanche à l’obtention du permis. Nous avons été très bien accueilli car tant la Ville que la Région sont demandeuses de ce genre de projet » [7]. Le projet est passé sans la moindre études d’incidences environnementale.
Certes, on nous opposera qu’un tout nouveau quartier est amené à s’implanter un jour à cet endroit selon les dire d’Atenor. « Quand les occupants des premières phases auront essuyé les plâtres d’autres s’intéresseront au site » [8]. Quelle bonne idée d’utiliser nos vieux comme produit d’appel des rêves immobiliers des promoteurs qui convoitent les abords du canal ! Et de toute façon, Atenor se préoccupe bien peu de leur avenir, réduits qu’ils sont à une monnaie d’échange. En 2015, le promoteur a déjà revendu la maison de repos alors qu’elle n’est pas encore construite...