Le flux de marchandises est constitutif de la ville. Toutes les activités économiques rassemblées en zone urbaine sont productrices ou consommatrices de produits manufacturés, les nombreux chantiers urbains exigent quantité de matières premières et tous les citadins achètent et transportent quotidiennement des biens de consommation. Les marchandises, qu’elles soient stockées ou en mouvement, sont partout autour de nous. Pour autant, l’analyse de ce flux a longtemps été délaissée par la sociologie et par l’urbanisme : ce domaine peu connu était donc également peu encadré et peu réglementé. Les choses commencent à changer : en 2013, le gouvernement a adopté un Plan stratégique pour le transport de marchandises visant l’efficacité et la durabilité des processus logistiques ; et en décembre 2015, l’Observatoire de la mobilité de la Région de Bruxelles-Capitale a publié un cahier spécifique sur cette problématique (voir l’encadré page XX). Nous disposons à présent de chiffres et de données objectives [1] qui permettent de saisir l’importance de l’enjeu sur la qualité de l’environnement et sur la vitalité économique de la Région ainsi que la nécessité d’organiser le bon développement du secteur.
Aujourd’hui, 10% de l’emploi en Région bruxelloise est directement lié au transport et à la gestion des marchandises. De surcroît, il n’existe pas d’activité économique qui puisse se passer intégralement de fournitures ou de déchets : les commerces vivent de l’échange de biens ; les secteurs tertiaires et administratifs sont de grands consommateurs de fournitures et de services de courriers express ; le secteur de la construction nécessite un approvisionnement régulier de matériaux et une évacuation continuelle de rebuts. Toutes ces activités sont présentes sur l’ensemble de la Région et impliquent donc un charroi de marchandises disséminé sur tout le territoire. En outre, la diminution des espaces de stockage, due en partie à la pression foncière, incite à la multiplication des livraisons.
C’est par la route que sont véhiculées l’immense majorité des marchandises. Le transport de marchandises représente 14 % du trafic automobile tout en étant responsable de 30% des émissions de gaz à effet de serre imputables au transport. Sans régulation, ce trafic devrait augmenter de plus de 80% à l’horizon 2050, en raison de de la croissance démographique et de l’évolution des pratiques commerciales. Or, à cette même échéance, la Commission européenne impose l’objectif « zéro carbone » au transport urbain. Une modification de nos pratiques s’avère nécessaire pour respecter ces nouvelles obligations.
L’impact des livraisons sur les embouteillages dépasse leur importance relative dans le trafic en raison du stationnement en double file. La double file très préjudiciable à la fluidité du trafic mais souvent rendue inévitable en raison de l’absence de zones de déchargement ou de leur occupation illicite. Pratiquement, les poids-lourds sont peu adaptés à la circulation en ville : ils émettent beaucoup de bruit, de vibrations et de pollution. Toutefois, leur remplacement par des camionnettes multiplierait les sources de pollution et de congestion. Du point de vue de l’analyse du trafic, il ne faut pas négliger le transport effectué par les particuliers eux-mêmes quand ils ramènent leurs achats chez eux car ce flux est probablement équivalent à celui des véhicules de livraisons. Et plus les centres commerciaux sont excentrés et mal desservis, plus le recours à la voiture est important et plus le total de kilomètres parcourus s’allonge.
Le dernier kilomètre
En ville, la grande majorité des trajets effectués par camions ou camionnettes pourrait être grandement rationalisée. En effet, on considère que 45 % des livraisons génèrent à eux-seuls 80% des trajets. Il s’agit principalement de véhicules peu remplis qui approvisionnent un nombre très limité de points de dépôts. Ces pourcentages révèlent un grand potentiel d’amélioration par la coordination des sociétés de transport et par le groupement des livraisons vers les destinataires finaux, grâce peut-être à la mise en place de centres de distribution urbains.
Les 20% de trajets restants sont donc déjà bien organisés. Il s’agit pour moitié de l’approvisionnement direct des filiales (grandes surfaces et enseignes) et pour moitié de transport groupé, généralement confié à des opérateurs spécialisés qui ont fait de la logistique leur métier et ont donc perfectionné leurs schémas de fonctionnement. Ces opérateurs sont spécialisés dans le transport, dans l’entreposage ou dans le commerce en gros, voire simultanément dans plusieurs de ces secteurs. En forte majorité, ils privilégient le transport routier : ils ont donc déterminé leur implantation en équilibrant le facteur de l’accessibilité routière et autoroutière avec la proximité des sites à desservir et avec le coût du foncier. Ceux spécialisés dans le commerce de gros privilégient le centre urbain, et particulièrement la zone du canal : pensons au Marché matinal ou aux Abattoirs. C’est également une zone privilégiée par une partie des opérateurs spécialisés dans le transport, la redistribution et l’entreposage. En effet, pour des raisons historiques et morphologiques, les abords du canal offrent un espace adéquat à l’activité logistique urbaine. Toutefois, d’autres opérateurs de transport et d’entreposage ont tendance à s’installer en seconde couronne ou dans les deux Brabant, à proximité du Ring, des autoroutes ou de l’aéroport, ce qui tend à augmenter la longueur de leurs trajets vers la capitale. La préservation, voire le développement, de zones à même d’accueillir les opérateurs logistiques au service de la ville à proximité du centre est donc un enjeu fondamental, non seulement pour leur activité économique, mais aussi pour l’organisation de la chaîne logistique de toute la Région. C’est pourquoi IEB milite notamment pour que les anciens quartiers industriels, soumis à une forte pression immobilière, restent ouverts aux activités productives et logistiques. Pour objectiver la situation, un article de Mathieu Strale, chercheur à l’IGEAT, analyse précisément les arbitrages opérés par le gouvernement en matière d’urbanisation dans la zone du canal, en pages 4 et 5 de ce dossier.
Tout-à-la-route
L’écrasante majorité du flux de livraisons est constitué de camionnettes et, dans une moindre mesure, de camions. Les deux carburent essentiellement au diesel. D’après les comptages de Bruxelles Mobilité, ces deux types de véhicules se retrouvent dans le trafic tout au long de la journée, avec une pointe entre 6h et 8h pour entrer dans Bruxelles, soit plus tôt que l’heure de pointe des véhicules particuliers. Que ce soit pour entrer ou pour sortir de la ville, camions et camionnettes parcourent principalement les grands axes situés au Nord et au Sud (A3, A12, boulevard Industriel). Au sein de la zone urbaine, on les retrouve partout, bien qu’en plus grand nombre sur le quai de Willebroeck, la Petite Ceinture, les boulevards Poincaré et Brand Whitlock.
D’autres modes de transport existent. Les livreurs à vélo ont le mérite d’exister mais leur contribution reste marginale. Depuis quelques années, ils ont pourtant brisé le carcan du courrier express pour s’ouvrir à tous types de livraisons, depuis les plats cuisinés jusqu’aux armoires normandes, en passant par les bières artisanales. Un article traite de ce sujet en page XX. L’utilisation de la voie ferrée pour le transport à destination et au départ de Bruxelles est insignifiante : seule l’usine Audi en fait usage depuis son site de Forest. Or, notre excellente desserte ferroviaire recèle un immense potentiel de développement vertueux, dans Bruxelles et vers toute l’Europe. Le fret transporté par avion relève lui d’un autre niveau d’analyse. Si ces nuisances se font lourdement ressentir par la population, du fait de la proximité de l’aéroport de Zaventem, il supporte encore plusieurs étapes et manutentions avant d’être livré à Bruxelles, généralement par la route. Ce volet délicat de la problématique sera traité dans un article de Sophie Deboucq, en pages 15 et 16 de ce numéro. Tous ces modes doivent être mis à contribution mais, en définitive, c’est bien le canal qui constitue le plus grand potentiel d’alternative à la route.
Bien qu’accessible aux bateaux de mer (de 6.000 tonnes !) jusqu’au bassin Beco, le canal est surtout utilisé pour le transport fluvial, par des péniches. Sur le canal, transitent annuellement 7 millions de tonnes de marchandises, principalement des matériaux de construction et des produits pétroliers. Ces matériaux proviennent majoritairement de l’étranger, et plus de la moitié ont Bruxelles comme destination. A l’inverse, le tonnage chargé sur la voie d’eau depuis Bruxelles ne représente que 8% de ce total, et se compose surtout de déchets et de terre. On peut constater que ces péniches transportent principalement des matériaux en vrac, mais très peu de conteneurs ou de palettes. Il existe donc un grand potentiel d’augmentation du recours au canal pour le transport de marchandises conditionnées sous forme de palettes ou de conteneurs… pour peu que l’on développe des quais susceptibles d’en assurer le transbordement. Claire Scohier aborde les difficultés auxquelles se heurtent ce type de projet à la page 10 de ce dossier.
Un Plan marchandises
Pour prendre à bras le corps cette problématique complexe, la Région bruxelloise s’est dotée, en 2013, d’un Plan stratégique pour le transport de marchandises. Le premier mérite de ce « Plan marchandises » est de mettre en place un cadre pour organiser la structure de la distribution urbaine et l’intégrer dans la conception et la planification du territoire. Il offre donc une clarification des besoins et des enjeux à l’attention des responsables politiques, des professionnels et des riverains. Par ailleurs, il a été conçu et structuré pour permettre une évaluation et une actualisation régulière. Avec ambition, et en contradiction avec les scenarii tendanciels, ce Plan vise une réduction des mouvements de véhicules affectés aux livraisons de -30 % à l’horizon 2050. Il prévoit dès lors des mesures fortes pour optimiser la gestion des flux de marchandises. Il est impossible dans ces pages de lister l’ensemble des 36 mesures destinées à réduire les mouvements de véhicules, à grouper les marchandises, à utiliser davantage la voie d’eau et le rail, à limiter les émissions polluantes et à faciliter les livraisons. Nous nous limiterons à en expliciter les grands axes et à relever les actions qui nous semblent principales.
Le Port, un acteur clé
Le Plan marchandises place le Port de Bruxelles au cœur de sa stratégie pour en faire l’acteur pivot de la distribution urbaine à Bruxelles. Aujourd’hui, le Port de Bruxelles gère tout le trafic sur le canal ainsi que le parc à conteneurs situé à l’avant-port. En sus de son activité directement reliée à la voie d’eau, le Port dispose de 90 ha de terrain à proximité des berges et dont une partie sert déjà de plate-forme logistique (centre TIR) à l’usage des transporteurs routiers. Ce qui explique que ce ne sont pas 7 millions, mais bien 24 millions de tonnes de marchandises qui transitent annuellement par les terrains du Port. L’emplacement de ces terrains est d’une importance géo-stratégique cruciale pour maximiser le l’usage de la voie d’eau, dont le potentiel est énorme.
Deux projets futurs du Port sont traités spécifiquement dans ce dossier (en pages 12 et 13) : le terminal Ro-Ro, qui est destiné à assurer le transport des voitures d’occasion par la voie d’eau, en remplacement de l’activité des garagistes du quartier Heyvaert et le "Village de la construction", qui regroupera des entreprises du secteur.
Des Centres de Distribution Urbaine
Une des principales conséquences matérielles du Plan marchandises sera la création d’un réseau de centres de distribution destinés à mutualiser les stocks et les trajets de plusieurs livreurs. Concrètement, les transporteurs y déposeront leurs colis dans un centre afin qu’ils soient mis en commun, réorganisés et ensuite expédiés d’une manière optimale. Ce système permettra de rationaliser les tournées de livraisons et d’éviter que des véhicules à moitié vides traversent la ville. La structure et les emplacements définitifs de ces centres ne sont pas encore arrêtés mais on se dirige vers un modèle distributif dans lequel les centres échangeront entre-eux et desserviront des produits spécifiques ou des zones géographiques précises (commune, quartier ou zone commerciale). Il est d’ores et déjà décidé qu’un de ces centres verra le jour sur le site de Schaerbeek-Formation afin de profiter de l’accessibilité tri-modale de cette zone : route, rail, et eau. Un autre Centre de Distribution urbaine est également prévu au centre TIR, avenue du Port.
Depuis septembre 2014, grâce à un subside de l’Union européenne, un projet pilote de centre de distribution est en cours sous l’appellation « citydepot », au service de 800 commerçants du centre-ville. Ses résultats semblent confirmer que ce genre de dispositif est intéressant d’un point de vue sociétal global mais n’est pas forcément rentable d’un point de vue économique. Ses clients étant les commerçants, le centre peut devenir rentable en leur proposant des services connexes : espaces de stockage, évacuation des déchets, préparation des commandes, livraison à la demande, etc. Par ailleurs, le projet pilote soulève le problème de la multiplication des camionnettes qui prennent le relais des poids-lourds déchargés au centre.
L’implantation future de ces Centres de Distribution Urbaine, situés à des endroits stratégiques, implique évidemment la préservation de terrains. Plus largement, le Plan marchandises insiste sur l’importance de la politique foncière de la Région et sur la prise en compte des activités logistiques dans la planification urbaine. L’intégration des besoins logistique dans le développement urbain vaut pour toute la Région mais revêt une importance particulière le long des lignes ferroviaires et aux abords du canal. La prise en compte de la logistique devra donc s’imposer dans tous les plans régionaux (PRDD, PRAS, RRU, etc) et dans tous les projets de promotion immobilière ainsi que, a fortiori, dans toutes les études d’incidences préalables à ces plans et ces projets. Le Plan prévoit également que ces aspects normatifs et réglementaires seront accompagnés par des formations et des campagnes de communication.
Moins de camionnettes
Ces mesures de rationalisation des méthodes de livraisons et des infrastructures logistiques doivent aussi servir à entraîner un transfert vers d’autres modes d’acheminement. Les cycles : vélos cargos, triporteurs, fixies et autres sont capables de transporter bon nombre de colis qui sont aujourd’hui dévolus aux camions et aux camionnettes. Le rail : il faudra faire usage de notre réseau ferré et étudier la faisabilité de trams de marchandises. La voie d’eau : le transport par palettes sera développé sur le canal grâce à la construction de plusieurs quais de transbordement. En outre, les matériaux de construction des chantiers devront préférentiellement être acheminés par voie d’eau. Quoi qu’on fasse, camions et camionnettes vont conserver la majorité des livraisons. Le Plan marchandises prévoit de nombreuses mesures, souvent aisées, qui permettront d’en améliorer l’efficacité et d’en limiter les nuisances : augmenter les zones de livraisons et en contrôler le bon usage ; encourager les véhicules électriques ; instaurer une tarification routière en fonction des kilomètres parcourus (pour les poids-lourds seulement) ; créer des espaces de livraisons de proximité (voir page 14). Les auteurs du Plan ont également mené une réflexion sur l’intérêt des livraisons à horaire décalé (tôt le matin ou tard le soir) moyennant des véhicules et des équipements plus silencieux ainsi qu’une formation spécifique pour les livreurs.
Toutes ces mesures, et bien d’autres contenues dans le Plan, devront être appliquées progressivement mais sans exception. Leur mise en œuvre et leur efficacité devront être évaluées à intervalles réguliers. Parallèlement, la Région va faire des comptages et enrichir ses données statistiques. En fonction des premiers impacts, les entreprises n’hésiteront pas à exprimer leur contentement ou leur courroux et il conviendra d’analyser attentivement les conséquences socio-économiques de ces nouvelles politiques. La société civile, elle aussi, restera vigilante et veillera à la cohérence et à la rigueur des actions politiques. Des solutions existent pour optimiser la logistique régionale, reste à les appliquer…