Les années inexpérimentales
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Le transport de marchandises à l’ombre du plan canal

samedi 16 janvier 2016, par Mathieu Strale

Les ambitions régionales affichées en matière de transport de marchandises entrent en contradiction avec la politique foncière menée dans la zone du canal. Dans ce cadre, le rapport de force très défavorable laisse planer de nombreux doutes sur la réalisation concrète des mesures relatives aux marchandises et fait peser des risques sociaux, économiques, environnementaux et de mobilité.

Les autorités régionales bruxelloises entendent déployer une stratégie ambitieuse en matière de transport de marchandises et de logistique : centres de distribution urbains, maintien des activités logistiques, plate-forme multimodale, taxe kilométrique, report modal, utilisation de véhicules propres, etc.

La concrétisation de ces projets implique la mobilisation d’espaces importants, en particulier dans la zone du canal, lieu où les ambitions régionales sont multiples et potentiellement contradictoires avec le maintien ou le développement d’activités liées aux marchandises. Dans ce cadre, le rapport de force actuel semble plus favorable aux développements fonciers (spéculatifs) les plus rentables, logements, commerces et services, qu’aux activités industrielles, logistiques ou de transport. Ces (non) choix politiques risquent d’avoir des conséquences négatives importantes, du point de vue socio-économique, de mobilité et d’emploi.

La guerre des espaces

En 2013, la Région a concrétisé ses ambitions en matière de transport de marchandises et de logistique au sein de son Plan stratégique pour le transport de marchandises en Région de Bruxelles-Capitale. Ce texte est le résultat d’un regain d’intérêt pour un thème qui était resté le parent pauvre, relativement aux problématiques de déplacements de personnes. Ainsi, si le Port de Bruxelles a longtemps été l’acteur le plus visible en matière de transport de marchandises, c’est maintenant Bruxelles mobilité, l’administration régionale, qui pilote la stratégie et sa mise en œuvre.

Ce plan stratégique prévoit d’agir sur l’organisation des flux, sur la localisation des activités logistiques et sur l’utilisation des modes de transport. L’objectif est de réduire les impacts sociaux et environnementaux négatifs de cette activité, d’assurer l’approvisionnement de Bruxelles et de maintenir et développer l’emploi dans la logistique bruxelloise.

La concrétisation de ces attentes implique la mobilisation d’espaces, pour construire des entrepôts, quais, plates-formes et autres terminaux. En vertu de la volonté de promouvoir l’utilisation de la voie d’eau et le rail, et en raison de sa morphologie urbaine industrielle, c’est la zone du canal est au centre des enjeux.

En effet, les espaces (semi-) industriels bordant le canal concentrent tant les infrastructures de transport de marchandises et de logistique que les emplois et les entreprises du secteur à Bruxelles. Cette géographie a plusieurs origines. Du point de vue des infrastructures, les terminaux de transport et les grands sites d’entreposage (Mabru, centre TIR, Canal Logistics…) y sont implantés, en raison de la disponibilité d’espaces, de l’existence du port et de la bonne accessibilité pour les véhicules routiers lourds.

L’emploi du secteur de la logistique et du transport de marchandises, mais aussi du commerce de gros, autre activité liée aux échanges de biens, se concentre également dans les quartiers bordant le canal. En effet, on y trouve une offre de terrains et de bâtiments adaptés aux activités de manutention et d’entreposage. De plus, la présence des grandes infrastructures de commerce de gros et de logistique polarise logiquement ces entreprises. Aussi, la proximité avec la clientèle urbaine est un facteur important pour leur approvisionnement. Enfin, les héritages historiques sont nombreux, par exemple, d’anciens quartiers manufacturiers qui conservent le rôle de plaque tournante pour les marchandises [1].

Dès lors, la zone du canal agit comme une plate-forme logistique au service de la Région, en concentrant et redistribuant les flux de marchandises. Ce constat ne doit néanmoins pas amener à surestimer l’importance de la voie d’eau. Pour des raisons de rapidité, de valeur et de fragilité des marchandises et d’éclatement des flux en envois multiples, la logistique urbaine est effet peu compatible avec la voie d’eau, à l’exception de quelques marchandises pouvant être convoyées en vrac et en grande quantité : carburants, matériaux de construction, déchets…

En outre, l’activité logistique et de commerce de gros connaît un reflux à Bruxelles, en raison du manque d’espaces, de la pression des autres fonctions urbaines, de la concurrence de la périphérie, qui propose des terrains mieux adaptés aux normes actuelles (taille élevée des parcelles et bonne accessibilité routière) et de la reconfiguration du secteur, au profit d’une plus grande centralisation et d’une disparition de certains intermédiaires, notamment dans le commerce de gros. On estime ainsi qu’environ 10% de l’emploi du secteur a été perdu en vingt ans.

L’avenir logistique du canal

Dans ce contexte, la stratégie définie par la Région en matière de transport de marchandises ambitionne de fixer et renforcer le secteur et d’enrayer le départ des activités et la disparition des infrastructures, ainsi que d’assurer une distribution efficace des marchandises. Ceci implique le lancement de nombreux projets et infrastructures, en particulier dans la zone du canal.

Ainsi, la volonté de renforcer l’usage de la voie d’eau pour le transport de marchandises se traduit notamment par l’ambition de créer un village de la construction, rassemblant les acteurs de secteur, le long du bassin Vergote. Le développement d’une plate-forme de transbordement est aussi envisagé dans la zone sud du canal, du côté d’Anderlecht. Il est enfin prévu de développer de petits terminaux le long du canal, y compris dans le centre, pour faciliter le transbordement de palettes, notamment à hauteur des abattoirs et du pont Van Praet.

Du point de vue de l’accueil d’activités logistiques, le plan stratégique signale la nécessité de conserver et d’acquérir des terrains le long du canal, pour profiter de la multimodalité potentielle qu’offrent ces espaces. Sont cités Tours et Taxis, la Petite-Île à Anderlecht, Schaerbeek Formation, et la zone sud du canal. Il également proposé d’intégrer la fonction logistique dans le PRAS, afin de réserver des terrains dans les espaces industriels. Plus généralement, l’ambition d’intégrer la logistique dans le plan directeur canal est affichée, afin de lui réserver de l’espace.

À terme, le site de Schaerbeek Formation devrait accueillir une grande plate-forme logistique, offrant la trimodalité rail/route/eau et rassemblant les logisticiens, le marché matinal qui y aura été déplacé et un centre de distribution urbaine d’envergure régionale.

En ce qui concerne la distribution urbaine, la création de plusieurs centres de distribution est projetée, notamment dans la zone du canal, pour quadriller la région et réorganiser les flux. Il s’agit par exemple du centre TIR, qui doit être agrandi pour accueillir des activités de distribution urbaine.

Les espaces bordant le canal sont donc au centre des enjeux, parce qu’ils concentrent les activités et infrastructures liées au transport de marchandises et en raison des nombreux projets régionaux qui y sont envisagés. Néanmoins, les autorités bruxelloises nourrissent d’autres ambitions dans cet espace, qui risquent d’entrer en conflit avec les projets en matière de transport de marchandises et logistique.

Antagonisme avec la politique foncière

Outre les projets en matière de logistique et de transport de marchandises, les environs du canal suscitent actuellement un fort intérêt. Les investisseurs immobiliers privés y voient une opportunité foncière majeure, en raison du faible coût relatif et de la disponibilité des terrains, de l’engouement pour les waterfront urbains et de l’attrait renouvelé de Bruxelles pour certaines franges de populations riches. Dès lors, les projets de logements, de bureaux ou de commerces s’y multiplient.

Les autorités publiques soutiennent, facilitent et encouragent cet engouement. Ainsi, l’un des piliers de la politique urbanistique régionale est la reconversion des quartiers populaires, notamment le long du canal, surtout par le biais des contrats quartiers. Ceux-ci visent principalement à changer l’image de ces quartiers, pour y accueillir une population plus aisée [2]. Pour y parvenir, l’espace public est réhabilité, des logements sont construits et des primes sont proposées aux propriétaires pour rénover leurs biens.

Plus récemment, ces mêmes autorités ont concentré leur action sur le territoire du canal. Celui-ci doit être la vitrine de leur politique et connaître de profondes transformations d’image, d’urbanisme et de population. Ainsi, y sont projetées de nouvelles infrastructures (musées, promenades, centres d’entreprises, centres commerciaux, quartiers durables…). De même, un Plan directeur pour la zone du canal a été établi, qui doit guider l’évolution de cet espace. Il ambitionne d’augmenter les surfaces de logements, de commerces et de bureaux dans la zone du canal, notamment en renforçant la mixité des espaces industriels. Son principal levier d’action est la mobilisation du foncier public, pour racheter d’autres terrains ou pour le mettre à disposition des investisseurs. Enfin, par le biais de la révision du PRAS, une partie des terrains industriels et portuaires ont été ouverts à d’autres fonctions, logements, commerces ou bureaux. Le Port a d’ailleurs pris position, en signalant les risques que faisait peser le PRAS démographique sur le maintien de ses activités [3].

Cette politique va à l’encontre du maintien d’espaces et d’activités logistiques. En effet, en premier lieu, du point de vue des revenus fonciers, le transport de marchandises et la logistique sont des fonctions faibles, qui rapportent beaucoup moins que le bureau, le logement ou le commerce. De plus, la logistique se prête assez peu à la mixité urbaine, en raison des nuisances liées au charroi de véhicules de marchandises sur et autour du site. Ouvrir les espaces industriels, qui étaient relativement protégés du mouvement de désindustrialisation (OAP), à plus de mixité risque donc d’accroître la pression sur les activités liées au transport de marchandises, renforçant leur départ vers la périphérie. Ailleurs, la hausse des valeurs foncières va participer à la poursuite du départ des activités incluses dans les quartiers denses, en particulier le commerce de gros.

Les ambitions urbanistiques des autorités se traduisent aussi par des décisions qui vont directement à l’encontre du développement, voire même du maintien d’activités liées aux marchandises. À chaque fois qu’un arbitrage a eu lieu dans la zone du canal, il s’est fait au détriment des activités de transport et de logistique : projet de village de la construction au bassin Béco abandonné (et déplacé au bassin Vergote [4]) au profit d’une désindustrialisation de cet espace, projet de quartier durable à l’emplacement du marché matinal, projet de terminal au bassin Biestebroek réduit et mis à mal par les ambitions de développements immobiliers [5], projet d’extension du centre TIR pour y développer de la logistique urbaine remis en cause par le déplacement du garage Citroën Yser, lui-même racheté par la Région, nombreux projets financés par le FEDER visant à reconvertir des espaces (semi-)industriels en bordure du canal…

Ainsi, même si le Plan directeur Canal signale l’ambition de maintenir une mixité des fonctions, le poids des différentiels de revenus fonciers et les politiques régionales concrètes font peser un très fort doute sur la réalité de cette volonté et sur sa faisabilité. Dans les faits, tant les investisseurs que les pouvoirs publics privilégient la politique de reconversion et de désindustrialisation des bords du canal. On note d’ailleurs la différence de moyens et de parties prenantes engagées sur les deux fronts : un investissement régional acquis de 12 millions d’euros et un projet porté par le Ministre-Président et son Cabinet, l’Agence de Développement Territorial, la Société d’Acquisition Foncière du côté du Plan directeur Canal. Un budget indicatif de quelques millions et un projet soutenu principalement par Bruxelles-Mobilité et le Port de Bruxelles pour la concrétisation des ambitions en matière de marchandises.

Un discours qui sonne faux

Le rapport de force semble donc bien peu favorable au transport de marchandises. Dans ce cadre, le discours de mixité des fonctions porté par la région pour justifier sa politique, en expliquant qu’elle permettra le maintien des activités industrielles et de transport en les protégeant de la spéculation est paradoxale (voire franchement faux), de plusieurs points de vue.

Tout d’abord, la mise en concurrence des fonctions urbaines est défavorable aux activités de transport et logistiques faiblement rémunératrices. On imagine difficilement des investisseurs privés privilégier le développement d’activités logistiques s’ils peuvent construire des lofts et autres bâtiments plus rémunérateurs. C’est ce que semblent d’ailleurs confirmer les premiers projets au niveau du bassin de Biestebroek. Aucun n’envisage le développement d’activités logistiques ou industrielles.

En deuxième lieu, cette arrivée de ces nouvelles fonctions va renforcer la pression foncière et spéculative sur les espaces industriels résiduels. De plus, le voisinage risque d’être particulièrement conflictuel entre logements, bureau ou commerce de standing et activités de transport et d’entreposage.

Dans ce cadre, la région, qui pourrait être le régulateur de ces rapports de forces, en obligeant des investissements de compensation dans des fonctions industrielles ou de transport et protégeant les fonctions faibles, privilégie au contraire systématiquement les projets de reconversion et de développements immobiliers (spéculatifs).

Il est d’ailleurs à noter que le seul projet confirmé de développement d’activités de transport de marchandises concerne le lancement de l’appel d’offres relatif à la plate-forme destinée au transbordement des voitures d’occasion sur des barges dans l’avant-port. En effet, la région ambitionne d’y délocaliser les activités de négoce de voitures d’occasion, afin de reconvertir le quartier Heyvaert et d’y renforcer la fonction de logement. Ce n’est que lorsque les projets en matière de transport de marchandises n’entrent pas en concurrence avec, voire participent aux ambitions foncières et immobilières régionales, qu’ils semblent avoir une chance de voir le jour.

Quelles conséquences, quelles réponses ?

On peut alors s’interroger sur les conséquences de ce rapport de force défavorable aux activités de transport de marchandises. La première sera bien sûr la poursuite de la sortie des activités logistiques et de transport de la Région de Bruxelles-Capitale, faute d’espaces d’implantation et en raison de la hausse du prix du foncier. Ceci impliquera la délocalisation ou la disparition d’emplois dans le secteur, qui génère des postes peu qualifiés, nécessaires aux habitants de la région. Cela pourra aussi avoir des effets en cascade, par exemple sur le commerce de détail, en raison de l’importance de la proximité des grossistes. Une autre conséquence sera l’allongement des trajets finaux de livraisons, qui sera préjudiciable à la mobilité et l’environnement et aux habitants de la région.

En effet, cela éloignera le point de division ou regroupement final des marchandises et allongera les trajets finaux. Ceux-ci sont généralement opérés en véhicules légers, c’est-à-dire en petits camions ou camionnettes, qui génèrent le plus de nuisances relativement aux volumes transportés. Ils représentent déjà 80% des véhicules de marchandises en circulation à Bruxelles. À ce sujet, la mise en œuvre de la taxe kilométrique, qui ne concerne que les véhicules plus lourds, devrait également participer à la sortie des activités nécessitant un important charroi de camions et pousser à l’utilisation de véhicules plus légers.

Dans le même ordre d’idées, les activités les plus lourdes, localisées le long du canal, comme les cimenteries, le stockage de produits pétroliers ou les ferrailleurs, qui sont particulièrement incompatibles avec d’autres fonctions urbaines en raison des normes de sécurité ou des nuisances générées, vont subir une forte pression dans le cadre de la mise en œuvre du plan directeur Canal. Pourtant, ils utilisent la voie d’eau, évitent un charroi de véhicules lourds entrant et sortant de Bruxelles et servent directement l’économie régionale.

Par ailleurs, la multiplication d’investissements immobiliers et la reconfiguration de l’espace public le long du canal devraient renforcer la pression foncière sur les fonctions et habitants qui y sont implantés et y accroître la gentrification et le départ des plus précarisés, sans résoudre leurs problèmes socio-économiques. Les activités de transport de marchandises ralentissent en effet ce mouvement, en offrant de l’emploi et en réduisant la hausse du prix du foncier.

Vers un nouveau front

À première vue, les moyens politiques et financiers qui sous-tendent le plan directeur canal et plus largement la politique urbanistique régionale dans cet espace, ainsi que le soutien et l’engouement des investisseurs immobiliers, attestent de la force des transformations en cours.

Néanmoins, la situation défavorable, tant du point de vue des activités de transport et de logistique que pour les habitants des quartiers bordant le canal ouvre la possibilité de nouer de nouveaux rapports de force. Ces deux parties sont des alliés objectifs contre la politique régionale dans cet espace. Ils peuvent également trouver des relais au niveau d’une partie de l’administration régionale chargée du transport et garante de la réalisation du plan stratégique relatif au transport de marchandises.

Le Port de Bruxelles semble avoir compris cette situation et son discours a fortement changé depuis l’époque du projet BILC, pour se faire plus soucieux de l’emploi des Bruxellois et de la valorisation des services offerts à l’économie régionale. De même, il s’est ouvert au dialogue, notamment avec Inter-environnement Bruxelles.

Certains acteurs du transport de marchandises et de la logistique bruxelloise, comme les cimentiers, ou les acteurs du commerce de voitures d’occasion, signalent aussi les risques que fait peser la politique régionale dans la zone du canal sur le maintien de leurs activités.

Un front pourrait donc se constituer pour dénoncer l’incohérence des politiques régionales, entre ambitions affichées en matière de transport de marchandises et décisions concrètes et moyens financiers qui vont à l’encontre de ce secteur. Il ne s’agirait donc bien sûr pas de défendre aveuglément le plan stratégique régional pour le transport de marchandises, mais de profiter de ces alliés potentiels sur ce dossier pour tenter d’infléchir la vision régionale dans l’espace du canal.

Notes

[1] A l’image du quartier du triangle, à proximité de la rue Bara, qui concentre les grossistes du textile ou d’anciennes industries qui se muent en activités de gros et de stockage.

[2] M. Van Criekingen et JM Decroly, 2009.

[3] Port de Bruxelles, 11 actions à promouvoir dans le cadre de l’élaboration du PRDD et de la modification du PRAS : le Port de Bruxelles au service de la Région, 2011.

[4] Voir dans ce dossier l’article de C. Scohier.

[5] Idem.

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