Les années inexpérimentales
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Petit périple dans l’univers des Communs

lundi 23 novembre 2015

Depuis quelques années à Bruxelles et ailleurs, fleurissent nombre d’actions qui se revendiquent du bien commun... On pense au Festival des biens communs, au cycle de rencontres SelfCity, à Commons Josaphat, aux Etats Généraux de l’Eau à Bruxelles ou au plus récent festival Le Temps des communs, etc. , pour n’en citer quelques uns. Alors même que le concept laisse indifférent nombre de personnes, voire provoque des inquiétudes. Essai de décryptage.

Un périple dans l’univers des Communs nous fera rencontrer de multiples situations où, parfois, ce sont des ressources – territoriales, matérielles ou non, virtuelles – qui sont à la base de ce qui est commun, parfois c’est la production – matérielle ou non – qui en fait l’objet. Des biens communs au principe du commun, en passant par les commoners, se dessine une forêt de propositions d’actions ou de conceptions. Un paysage s’offre sous nos yeux aux horizons qui s’éclairent différemment. Si ce paysage est parfois lumineux, ce n’est toutefois pas sans zone d’ombre.

Ce n’est sans doute pas pour rien que le concept de « Communs » trouve une telle recrudescence à notre époque. Après la Chute du mur qui nous amène à tourner définitivement le dos aux grands récits épiques centrés sur l’État (et sa bureaucratie), après la crise des subprimes qui jette définitivement la suspicion sur la financiarisation à outrance du monde et disons-le, la domination capitaliste, et enfin, avec l’épuisement des ressources de la planète et la cris écologique, nombre d’acteurs recherchent des voies nouvelles qui permettent tout à la fois de penser l’action collective et l’expression de la singularité, qui cherchent à ne plus opposer politique et éthique, voire qui cherchent à renouer question sociale et question environnementale. Est-ce une manière de ne pas se résigner devant ce que d’aucuns voudraient imposer comme la fin de l’Histoire ? Nous ne pourrons pas aborder toutes les approches qui semblent participer de ce paysage du commun. Nous écarterons d’emblée celles qui se situent essentiellement dans le champ moral autour d’une spéculation sur ce qu’est le bien, versus le mal, fusse-t-il commun. Nous concentrerons notre propos donc sur ceux qui abordent les pentes de ce paysage par son versant plus économique, social ou politique, pour qui le bien est une ressource au sens économique du terme, une richesse (mais pas monétaire). Nous verrons que c’est déjà suffisamment complexe et escarpé ainsi.

Disons pour commencer - ce qui va rapprocher tout le monde -, ce que n’est pas un bien commun : un bien marchand. S’intéresser au commun, c’est fondamentalement tenter de poser une limite à la domination culturelle de l’économie (production de biens matériels, consommation) par la marchandisation de toute chose en refusant que des plus values soient faites sur ce qui « appartient » à tous, pour le dire simplement.

Certains abordent la notion de biens communs en affectant aux ressources la substance du commun. Ces biens seraient en soi des communs parce qu’ils seraient essentiels à la vie et non substituables. Les exemples de l’eau, de l’air, de la terre et des semences qui sont tellement essentiels à la vie (l’homme est composé de 70% d’eau par exemple) sont souvent repris dans une telle perspective. Ce s ressources se distinguant, par exemple, du pétrole ou du gaz, qui sont aussi des biens mais qui ne seraient pas communs parce que non essentiels à la vie et totalement substituables. Pour produire de l’énergie, on peut substituer le pétrole par d’autres ressources. C’est par exemple ce point de vue « substantialiste » - c’est nous qui le nommons ainsi - qu’adopte Riccardo Petrella sur la question de l’eau notamment. De tels biens communs ne peuvent être protégés que par l’État, ils deviennent des biens communs publics et laissent très loins les citoyens de la définition du commun. Certains parfois les appellent les biens communs de l’humanité vu qu’il sont universellement répartis. Les grandes heures d’une telle approche ont été écrites, par exemple, avec le référendum italien pour l’eau bien commun qui a largement défrayé la chronique dans toute l’Europe en 2011. Ici l’approche est essentiellement juridique et, disons, défensive. En tant qu’acteurs urbains, ce n’est pas cette approche qui va nous occuper au premier chef, bien que l’on perçoive la force d’une telle approche, comme dans le cas italien. Elle n’est pas sans poser des problèmes.

Cette vision du bien commun, s’oppose/complète une autre approche que l’on intégrerait plutôt dans un courant de pensée de type pragmatiste. Pour un tel type d’approche, les biens communs sont le produit d’une praxis [1], c’est-à-dire une pratique transformatrice de soi et de son environnement à partir des acteurs eux-mêmes. Dans cette perspective, il n’y a pas de commun sans une production du commun. Nombreux sont ceux qui s’accordent pour dire qu’en ce sens, le commun ne se situe pas d’abord dans la substance des choses - ce qui crée une tension avec la vision précédente -, mais dans l’agencement humain, la communauté qui permet la gestion de ce bien en commun.

Par exemple, les commoners [2] dans le domaine des logiciels libres sont sans doute ceux qui l’ont le mieux compris. Cela fait des années qu’ils produisent des logiciels dont les codes sources sont partageables, qu’ils les produisent en commun et surtout qu’ils ne s’en laissent pas déposséder par des forces de privatisation, notamment. Selon eux, les sources du langage informatique ne peuvent être privatisées, ils s’opposent en cela aux logiciels propriétaires. Ils démontrent clairement que ce qui est commun est le fruit de la volonté humaine, tout comme la volonté propriétaire est également un projet humain. Pour ces acteurs la question est du même ordre que pour le langage courant : que serait l’humanité si les langues étaient privatisées, que chaque mot ou chaque structure syntaxique était brevetée (certains tentent de le faire d’ailleurs) ? On voit les effets désastreux de ces formes de privatisations dans d’autres champs, comme celui par exemple des semences. L’un des phénomènes majeurs que pose la question des OGM, outre les risques qui pourraient peser sur l’environnement, c’est la privatisation du code fondamental de ce qui constitue le vivant et la dépossession des savoirs sur les semences des paysans, qui eux ce sont laissé dépossédé depuis belle lurette.

Des exemples toujours plus nombreux existent, issus d’inventions contemporaines aux technologies avancées comme on l’a vu ou ceux issus de la tradition. Elinor Ostrom qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur la gestion des biens communs [3] a pu montrer que des collectifs agissant dans le monde entier ont réussi à préserver des communs, parfois depuis des temps immémoriaux, mettant à mal une vision néolibérale devenue exclusive. Avec la publication de ses travaux, elle mettait fin au fameux épisode de la Tragédie des communs ouverte par Garret Hardin en 1968 qui tentait de démontrer que les biens communs étaient incompatibles avec la durabilité : les appropriateurs voulant toujours maximaliser leurs profits, la ressource – le bien mis en commun – ne pouvait que s’épuiser. Seul, une autorité en surplomb du bien, l’Etat ou un acteur privé pouvait gérer la ressource « en bon père de famille ». Les travaux d’Ostrom ont montré que Hardin avait omis un élément majeur, c’est que les humains qui utilisaient des ressources communes pouvaient fort bien s’organiser pour co-gérer les ressources en question.

Un bien commun, ou un commun est toujours un assemblage d’une communauté de personnes et d’objets tels que la ou les ressources qui les lient, des techniques, des flux financiers et surtout, des règles que les appropriateurs [4] se donnent pour créer les conditions du commun. David Bollier nous invite à ne plus être des « créatures du marché », des consommateurs isolés sans autre pouvoir que de voter occasionnellement, mais à devenir plutôt des « commoneurs » : des acteurs d’un système de production, de relations sociales et de gouvernance alternatif au néolibéralisme.

Nous n’identifierons pas ici les huit règles que les travaux d’Ostrom ont pu dégager, mais elles indiquent avec clarté que la gestion des communs ne doit pas être traitée à la légère, que cela demande une attention particulière, un souci du détail, un engagement, une capacité à se structurer. Les biens communs allient toujours dans un assemblage complexe et à chaque fois inédit les sciences de la nature ou les sciences appliquées et les sciences sociales. Nous rajouterons que toutes les techniques ne sont pas bonnes pour le commun, c’est à dire, pour l’auto-gouvernement. Pensez-vous qu’un jour vous verrez une centrale nucléaire gérée en commun par les travailleurs et les usagers ?

Sur tous ces points, les commoneurs seront souvent d’accord. C’est peut-être sur la portée de ces conceptions qu’il pourrait y avoir des divergences de vue. Elinor Ostrom, par exemple, dans une perpective très pragmatiste du courant néo-institutionnel auquel elle se dit appartenir verra les biens communs comme l’un des possibles de la gestion des ressources ou de la production aux côtés de l’action privée et de l’action étatique. Pour chaque situation, il y a lieu d’analyser le choix le plus efficace. Cette vision qui reste est « contestée », il faut le dire, plus souvent de ce côté-ci de l’Atlantique comme n’étant pas assez radicale, encore trop libérale : qui va évaluer de l’efficacité et sur quels critères ?

Nombreux sont ceux qui mettront l’accent sur l’action des commoneurs eux-mêmes et sa dimension d’autonomisation des groupes ou de la dimension d’apprentissage dans une perspective constructiviste et expérimentale. Cette manière de voir les choses est parfaitement légitime. Il ya bien un travail d’apprentissage et de transformation de nos manières d’être au monde, pour passer des formes de gestion pyramidales et non démocratiques vers des modes de gestion plus horizontaux. Cette manière de voir n’est pas sans poser de problèmes tellement nous en avons peu l’expérience intime et collective. Il s’agit de faire de la production du commun une culture (par l’utilisation de multiples ressources issues de la diversité culturelle ou à co-créer) par la pratique volontaire, alors que tout nous pousse à une individualisation outrancière et peu consciente des enjeux collectifs. Mais pour un David Bollier, la production des communs reste une aventure passionnante, il ne faudrait pas oublier le plaisir et l’accomplissement de soi que procure l’action collective qui est une justification en soi, peut être la seule vraie manière d’assumer sa singularité. Plutôt que la consommation de masse qui nous formate.

D’autres encore insisteront sur la nécessité de produire les communs pour s’opposer pragmatiquement à la dynamique de dépossession des communs que, pour l’essentiel, l’on fait remonter au mouvement des enclosures. C’est une époque – la fin moyen-âge en Angleterre - où l’agriculture vivrière et paysanne qui nourrit les communautés villageoises est accaparée et privatisée par les seigneurs, transformant les communs du sol en support d’une agriculture productivistes et propriétaire en vue de valoriser l’échange des bien produits sur le marché. Marx associera à ce mouvement des enclosures qui fait passer la production agricole du régime de la valeur d’usage à celui de la valeur d’échange l’accumulation primitive du capital. Selon David Harvey le mouvement d’accumulation par dépossession qui se transforme en exploitation du travail ne cesse de se reproduire aujourd’hui et notamment au cœur des villes et des territoires. La spéculation immobilière qui sans doute se trouve être dans cette ligne historique met aujourd’hui en concurrence les villes sur un échiquier mondialisé. Cela se retrouve au coeur de nos quartiers créant le risque de l’éviction des population les plus précarisées. Les lecteurs du BEM connaissent notre point de vue à ce sujet. Pour David Harvey, le conflit devient géographique et les syndicats devraient plus pleinement en prendre conscience. Vers une alliance entre travailleurs et commonneurs ? Après tout, les syndicats ne regroupent-ils pas les dépossédés ?

Certains pointent, dans une vision sociale démocrate, le fait la redistribution des richesses suppose qu’il y ait d’abord accumulation de richesse, pour la redistribuer ensuite et pointer cette forte contradiction. Lorsque par exemple, la Région Buxelles-Capitale évoque le fait que pour financier le logement social, il faut vendre le foncier, d’une certaine manière elle produit cette contradiction, en posant laissant accroire que le commun (la propriété collective) est contre le social donc. Avec la production du commun, cette contradiction est dépassée vu que les deux temps ne sont pas séparés, ils sont consubstantiels. La richesse est ipso facto redistributive car se se situant au lieu même de la production de la richesse. Certes ce point délicat demande à être expérimenté, mais n’est-ce pas cle l’essentiel, expérimenter ?

C’est ainsi, peut-on comprendre que d’autres enfin, dans une critique de la notion de biens communs même tout en s’y appuyant, qui pourrait envisager le monde comme une série de poches vertueuses et expérimentales mais séparées les unes des autres et oublieuses des plus précaires insisteront plutôt sur le commun comme principe en y percevant une dimension de transformation sociétale globale. C’est à Michael Haerdt et Toni Negri que l’on doit d’avoir dégagé à partir de la réflexion sur les communs le « principe du commun » comme un principe politique qui traverse tout le champ du social. Ces derniers cependant, voient dans l’outil internet la clé de ce qui relierait les multitudes et amènerait à leur autonomisation. Ce faisant, dans leur vision épique, ces auteurs ne se départissent pas du recours à la technologie salvatrice dans une forme de continuité de l’idéologie du Progrès. Si Lénine avait dit que le communisme, c’est les soviets plus l’électricité, l’ère du commun serait-il celui des collectifs plus l’Internet ?

Pierre Dardot et Christian Laval, trouvent que c’est un peu mince et s’appuyant sur cette idée de principe du commun, sont sans doute ceux qui ont le mieux décrit et analysé les fondements de ce principe sur la base d’une critique sociale et politique. Prenant acte des mouvements sociaux mondialisés, de Seatle à Madrid, en passant par Gênes et les Indignés, etc., ils proposent de sortir du post-modernisme du « tout vaut tout » - c’est nous qui l’interprétons ainsi - sans pour autant s’engager dans une perspective historique déterministe, contrairement au marxisme. Serait-ce la tierce voie ? Le principe du commun est posé tel une base et devient un analyseur en tout lieu, en toute situation, pour l’agir et dès lors, il faut évaluer ce que cela exige. Ce qui se dessine avec avec le commun, c’est un principe de coopération qui se fonde sur la liberté de l’agir individuel et suppose de renforcer les coopérations et collaborations, en opposition à la compétition que le monde globalisé nous impose en toute chose et en tout lieu. Du jardin partagé à l’Open source, en passant par la gestion d’espaces publics et jusque dans le travail par le développement de coopératives par exemple, voire même dans ce qui fait notre démocratie sociale, et pourrait-on dire tant de choses encore..

Avec le principe du commun, c’est l’affirmation d’un droit d’usage qui partout se confronte à la place gigantesque qu’a pris le droit de propriété inscrit au cœur du droit naturel, ainsi que dans le droit positif. Héritant des travaux de Castoriadis, ils opposent une pratique instituante à la domination de l’institution où l’on nous demande d’être de bons citoyens dociles – institués -, certes affublés de droits et de devoirs, mais tellement silencieux et seuls. A moins dirons-nous, que l’on accepte qu’être citoyen se fonde sur le droit de chacun à définir son environnement, et nous rajouterons, nécessairement dialogiquement et collectivement. Le citoyen n’est plus l’homme nu face à l’État, il est inséré dans les réseaux de communautés d’action concrètes transformant le social.

Mais pour eux, la nécessité de transformation sociale s’apparente à la révolution du XXIème siècle. Cela passera, comme le disent Dardot et Laval, par la nécessité que les communs se fédèrent. Des communs les plus locaux aux plus globalisés, des plus territorialisés à ceux qui sont déterritorialisés, de ceux qui se jouent dans le travail à ceux qui se jouent en dehors, dans l’urbain ou dans la démocratie sociale par exemple. Mais nous rajouterons que ces communs doivent pouvoir se fédérer à partir d’eux-mêmes... ou sinon nous pourrions retomber dans des formes déterministes ou surplombantes, l’exact inverse de l’autonomie voulue par le commun. C’est dire si le travail sera patient.

Ce périple dans la forêts des communs pourrait se prolonger longuement et pour cause, le commun est sans doute au fondement de toute société. Dès lors, le regard vers un horizon des communs nous amène à en découvrir d’autres encore, et d’autres regards, d’autres vallées et de nouvelles zones d’ombre. Il est clair que l’appel des communs motive nombre de personnes de toutes les générations. Certains fondent leur action plutôt à partir d’une vision critique, d’autres, plutôt à partir d’un mouvement pragmatiste, certains encore en tentant d’associer les deux dynamiques. Il est moins important d’opposer les différentes visions que la multiplicité des acteurs se font du commun que d’en connaître les éléments mis dans une tension créative et in fine souvent complémentaire... parce que critiques. Une vraie pensée paysage.

Notes

[1] Nous reprendrons une définition proposée par Castoriadis

[2] Ce mot provenant de l’anglais est souvent utilisé même en français pour renforcer la dimension agissante que nécessite la production des biens communs. Parfois certains francisent ce mot en utilisant le terme commoneur

[3] Elinos Ostrom, La gestion des biens communs,

[4] Le terme d’appropriateur est le terme utilisé par Elinor Ostrom

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