Le commerce de détail, toujours bien présent
En 2009, la Région de Bruxelles-Capitale comptait 20.000 points de vente en activité [1], ce qui représente près de 1.900.000 m2 de surface nette de vente [2]. Ces cellules commerciales hébergent non seulement des activités reprises officiellement comme « commerce de détail » par la nomenclature européenne des activités (NACE, secteur 52), mais aussi ce qui relève de l’HORECA, de la vente automobile, des services à caractère commercial ou du secteur financier (banques et assurance, où il ne faut considérer que les agences).
Le nombre de commerces en activité sur le territoire régional a diminué de près de moitié dans la seconde moitié du 20e siècle, soit -1,4% par an en moyenne [3].
La modernisation associée au développement du commerce intégré a induit des hausses de productivité [4] ainsi que l‘accroissement de la surface de vente moyenne par commerce (aujourd’hui 100 m² à Bruxelles) et des salariés. Le commerce s’est concentré spatialement dans les noyaux et a diffusé dans les périphéries urbaines, suivant en cela le processus de périurbanisation de la population permis par la généralisation de l’automobile.
Un secteur stratégique pour le marché de l’emploi bruxellois
L’emploi régional [5], y compris indépendant, dans le commerce de détail (incluant l’HORECA et la vente automobile, mais pas les banques assurances, etc.) est de l’ordre de 58.000 équivalents temps-plein en 2011, soit 10% du total régional. Une partie de cet emploi peut ne pas être exercé en magasin, mais bien dans les sièges centraux et les centres logistiques situés à Bruxelles. Ces chiffres ne prennent bien évidemment pas en compte le travail informel.
A Bruxelles, en 2010, 69% des salariés du commerce de détail sont faiblement ou moyennement qualifiés, ce qui est bien plus que la moyenne bruxelloise (45%) [6]. Le commerce de détail a plus tendance que d’autres secteurs à employer de la main-d’œuvre locale (2/3 de travailleurs résident à Bruxelles), car la durée de vie des entreprises est courte (nombreuses créations et faillites), les établissements souvent petits, la localisation relativement centrale et le personnel peu qualifiés nombreux. Or la taille des bassins de recrutement est proportionnelle à la taille, la durée de vie et la part de personnel hautement qualifié dans les entreprises [7].
Dans le contexte de chômage élevé touchant largement les Bruxellois peu qualifiés, le commerce de détail constitue donc un gisement d’emploi stratégique, tant quantitativement qu’en terme de profil de fonction, dans une large mesure peu délocalisable.
Type de commerce et emploi
L’importance de l’offre bruxelloise est associée à une diversification et une spécialisation des noyaux commerciaux [8]. La diversité des quartiers et des publics font que la structure [9] des activités commerciales présentes varie fortement d’un lieu à l’autre.
Les formes d’exploitation diffèrent significativement en fonction du type d’activité, mais aussi de l’endroit où elle s’exerce. Les enseignes ou chaînes constituent le commerce intégré qui regroupe des commerces sous des statuts divers (succursalistes, franchises, chaînes volontaires, coopératives). Le petit commerçant aux yeux du grand public est juridiquement un commerçant indépendant isolé. Mais son commerce peut être très grand en surface, puisque la taille n’intervient en fait pas dans la définition…
Les enseignes (au sens de commerce intégré) représentent 11% des points de vente à Bruxelles, mais 38% de la surface. Les enseignes ne sont majoritaires que dans un nombre limité d’activité, essentiellement les supermarchés et hypermarchés, les carburants, le bricolage, les banques et les grandes surfaces de prêt-à-porter. Les enseignes ne constituent une part substantielle de l’offre que dans une quinzaine de noyaux commerciaux bruxellois. Dans les rues principales, chaque propriétaire veut rentabiliser son bien au maximum, avec l’aide des agents immobiliers, au point que ces high streets (et dans une certaine mesure les shoppings-centers) deviennent la chasse gardée des chaînes internationales, les seules capables de payer les loyers les plus élevés.
Le développement du commerce intégré contribue à la généralisation de la salarisation dans le commerce de détail. Entre 2009 et 2011, si l’emploi total du secteur est resté globalement stable, les travailleurs sous statut indépendants ont diminué de 6% par an alors que les salariés ont augmenté de 2%.
La concurrence entre commerce intégré et commerce indépendant se fait par la mobilisation des dépenses des ménages, mais également en terme de structure de coût, de capacité de modernisation et d’adaptation aux normes environnementales, ainsi que sur le marché de l’emploi. Par exemple, une partie des boucheries en fin d’activité ne trouvent pas de repreneur car les jeunes bouchers trouvent, à l’issue de leur formation, des conditions de travail plus confortables dans la grande distribution.
La diversité des espaces commerçants, de leur environnement et de leur public a des impacts sur la densité et la nature de l’emploi dans le commerce de détail. C’est d’abord le résultat d’un effet de structure : toutes les activités n’offrent pas la même densité d’emploi, n’ont pas la même part de commerce intégré ni le même taux de salarisation. Au-delà de cet effet de structure, des écarts significatifs traduisent des spécificités locales interprétables en terme de densité, de centralité, de nature des infrastructures, de logique entrepreneuriale…
En Région de Bruxelles-Capitale, mais aussi dans sa périphérie, la densité d’emploi par unité de surface nette de vente est largement au-dessus de la moyenne nationale. On compte 3,1 emplois (ETP) par 100 m² à Bruxelles, contre seulement 2,1 en moyenne pour le Royaume. Quelques communes ont des valeurs plus faibles (Anderlecht et en périphérie, Drogenbos, Sint-Pieters-Leeuw ou Waterloo). Elles sont toutes caractérisées par la présence d’hypermarchés et de grandes surfaces spécialisées. Les activités typiques de ces grandes surfaces périphériques sont celles avec de plus faibles densités d’emploi par m². Mais même dans ces cas-là , la densité d’emploi est supérieure à ce que l’on observe pour les mêmes activités ailleurs en Belgique. A contrario, on observe des densités d’emploi très élevées dans certaines communes (Evere, Asse-Zellik, Halle…) correspondant aux sièges sociaux et centres logistiques de la grande distribution. Là, ce n’est évidemment pas de l’emploi en magasin.
Globalement, dans l’aire métropolitaine bruxelloise, les commerces génèrent donc proportionnellement plus d’emploi qu’ailleurs en Belgique. Cela s’explique largement par la densité du marché et l’importante clientèle à servir, mais aussi par les coûts de l’immobilier qui contraint à optimiser l’usage de l’espace. Dans la zone centrale de la ville, la densité de la population et les prix de l’immobilier obligent à augmenter le personnel plus que la surface. Un gradient centre-périphérie assez net s’observe d’ailleurs pour la surface moyenne des points de vente, qui, hors hypercentre, croit avec l’éloignement.
Pour ce qui concerne la présence relative du commerce intégré et le degré de salarisation, il y a clairement une spécificité associée aux communes de première couronne (de Saint-Josse à Forest en passant par Molenbeek). Les parts du commerce intégré et de l’emploi salarié y sont nettement plus faibles, non seulement suite à un effet de structure mais aussi grâce un effet local qui renforce la tendance. C’est lié au commerce ethnique, lequel satisfait des besoins moins standardisés et donc (pour le moment) moins pris en compte par le commerce intégré. Le commerce étant traditionnellement un secteur d’insertion pour les populations issues de l’immigration [10], les structures entrepreneuriales restent, dans ces espaces, plus familiales.
A contrario, les communes de la Région où les enseignes sont les plus présentes et où la salarisation est la plus développée hébergent plus les formes modernes d’infrastructures commerciales : Anderlecht (Westland, Cora, Decathlon, Ikea…), Woluwe-Saint-Lambert (W-shopping, Cora), Auderghem, Berchem Sainte-Agathe et Evere (hypermarchés Carrefour, grandes surfaces spécialisées). Mais on est là déjà en périphérie, dans des espaces qui se sont urbanisés, y compris commercialement, à partir de la fin des années 50 [11].
Évaluation en terme de création d’emplois ?
Le rendement « sociétal » des développements devrait être pris en compte dans l’évaluation des politiques publiques et du soutien apporté aux projets privés. Force est de constater que la création d’emploi fait souvent partie, à juste titre on l’a vu, de l’arsenal de justifications de projets immobiliers commerciaux.
L’évaluation de l’impact en terme d’emploi est cependant un terrain délicat. En théorie, sauf dans un marché en nette croissance sur le plan démographique (ce qui est le cas à Bruxelles et en Belgique) et/ou sur le plan du pouvoir d’achat, tout accroissement de l’offre se fait au détriment du commerce existant. Mais de la théorie à la pratique, il y plus qu’un pas à franchir. Déterminer le périmètre et la période dans lequel calculer le bilan net en terme commercial et d’emploi n’est pas chose facile. Et jusqu’il y a peu, en Belgique, le chiffre d’affaires du commerce de détail croissait, même à population constante. Mais la quantité et la qualité du service diminuent, notamment par un transfert des tâches au consommateur (self-service…). La productivité de l’emploi augmente, si bien que le même chiffre d’affaires est réalisé avec moins de personnel. La part des indépendants étant dans le commerce historiquement élevée, une partie de la hausse de l’emploi salarié peut probablement être imputée à la salarisation progressive du secteur.
Effet de structure et spécificités locales font que l’activité, la localisation et la forme d’exploitation du commerce ont un impact significatif sur l’emploi. Empiriquement, la comparaison des ratios emploi/surface par type de commerce souligne combien le type d’activités développées peut influer sur le nombre d’emplois générés. La comparaison à l’échelle communale souligne que les formes modernes (grandes surfaces, parcs commerciaux, shoppings-centers) favorisent la présence des enseignes et contribuent nettement à la salarisation, qui n’est pas la garantie de meilleures conditions de travail puisque le temps partiel, voire l’horaire coupé, y est très répandu. Du fait du développement de la franchise, l’accroissement des salariés ne se fait pas que dans le cadre de grandes entreprises où la représentation des travailleurs est assurée dans des conditions correctes.
Enfin, quand on considère le poids encore important du commerce non intégré dans la ville, la politique de développement commercial devrait moins systématiquement s’appuyer sur les grandes infrastructures et les grandes enseignes. L’évolution de la qualité du service et de la densité d’emplois justifient que le commerce intégré ne capte pas toute la croissance du marché liée à la croissance démographique.
Benjamin Wayens, ULB et Université Saint-Louis et Carole Keutgen, IEB