Alors que le réaménagement récent visait à dégager la place de tout obstacle, voici le piéton contraint d’en contourner un, à la fois physiquement et en tentant de faire abstraction de sa raison d’être : la marchandisation de l’espace public.
La volonté de la Ville de Bruxelles était claire : dégager la Place de la Monnaie de tous les obstacles qui l’encombrent
La Ville de Bruxelles a déposé dès 2004 une demande de permis avec la « volonté très claire de libérer la place de tous les éléments qui l’encombrent ». Le premier projet ne faisait pas tabula rasa : il conservait la fontaine centrale et la quarantaine de platanes. Il tentait de corriger l’un des aspects les plus problématiques (la présence des trémies de parking contemporaines du complexe Monnaie). Ce projet fut contesté, principalement du fait de l’impact visuel d’un dispositif de hauts gradins qui contrariait la fluidité et la lisibilité des cheminements et des perspectives visuelles.
La Ville a donc décidé d’organiser une mise en concurrence, gagnée par le bureau d’études d’urbanistes et d’architectes MSA, et a déposé, en 2009, une nouvelle demande de permis défini ainsi : « le projet libère l’espace public des éléments qui l’encombrent et projette la mise en œuvre d’un revêtement en pierre naturelle ». C’est le projet qui a été inauguré en juin 2012. Le réaménagement est étendu à la rue Léopold, ce qui est une excellente chose. D’une rue de service envahie par les voitures, elle est devenue une esplanade agréable. Enfin, deux kiosques sont construits pour les concessions existantes aux extrémités de la place, sur le passage du flux piéton, entre la rue Neuve et la rue des Fripiers, et un vaste édicule remplace le carré de platanes.
Mais, en octobre 2013, l’actuelle majorité à la Ville de Bruxelles fait une sortie tonitruante : il s’agit maintenant de rendre la place « plus conviviale » en « mettant l’accent sur la verdurisation et l’eau ». Résultat : les deux kiosques sont démontés. D’où la surprise de l’usager, quand il voit sortir de terre, début mars 2014, cet amas de 12 containers, le pop-up restaurant, qui bloque les flux de circulation et les perspectives.
Mijn pop-uprestaurant
Cette installation a surgi sans crier gare, la Ville estimant sans doute qu’une demande de permis et une enquête publique étaient superflues. Elle abritait le tournage d’une émission de télé réalité de la chaîne privée flamande VTM. Ces édicules commerciaux en tous genres ont une fâcheuse tendance à proliférer sur les espaces publics bruxellois. Ils tendent à s’ouvrir à certains happy few, en règle générale des consommateurs nantis (un repas dans la gargote en question coûtait 60 euros par personne), et rejettent certaines catégories de la population : sans doute la traduction politique du fameux mantra « Vivre ensemble » ? Que nous disent ces édicules commerciaux sur le monde contemporain ? Sinon qu’il est dominé par le consumérisme et sa fidèle épouse, la publicité ?
Ces phénomènes ont une seule et même cause : l’emprise de la marchandisation sur tous les aspects de la vie en société. La présence de ces édicules risque de se pérenniser : on dit depuis longtemps dans le monde de l’événementiel qu’à la Ville de Bruxelles un singe avec un chapeau obtient illico presto ce qu’il demande. On assiste ainsi à un détournement du caractère public de l’espace commun par un pseudo éphémère qui devient permanent. A la différence des stands installés in tempore sur des terrains vagues privés, ce restaurant est sis sur l’espace public, constituant un précédent qui banalise sa privatisation.
La marchandisation de l’espace public : un effet pervers possible de la piétonisation
La marchandisation est un corollaire possible de la piétonisation car le piéton entre et sort librement des magasins, sans son boulet, la voiture. La piétonisation tend ainsi à transformer le piéton en « chaland », c’est-à-dire en consommateur. En urbanisme, toute exclusion est nocive. Il ne faut pas passer d’un extrême (la confiscation de l’espace par la voiture) à l’autre (l’omniprésence du commerce), car l’exclusivité nuit aux autres fonctions et en premier lieu à l’habitat : nul ne veut vivre au-dessus d’un centre commercial.
La vocation politique de l’espace public
La Ville tire des revenus de ces concessions, provisoires comme permanentes (les kiosques), bien entendu. Mais, au fond, là n’est pas la question. L’enjeu n’est pas non plus d’opposer les conceptions successives de l’aménagement des espaces publics car plusieurs types d’approches peuvent prendre en compte l’évolution des usages. L’enjeu est de s’interroger sur la vocation politique de l’espace public.
Les pouvoirs publics ont en effet la responsabilité de garantir l’usage sûr et désintéressé de l’espace public. Pour bien faire, il devrait être dégagé de toute publicité et sollicitations commerciales qui sont omniprésentes par ailleurs et n’ont pas à s’imposer à ceux qui ne le souhaitent pas [1]. L’espace public est un lieu d’expression et de manifestation, il revêt un rôle politique : celui de l’exercice d’une forme de citoyenneté permise par l’existence de ce lieu de rencontre, de dialogue et de confrontation. Voilà pourquoi toutes ces formes d’appropriations commerciales, de privatisation qui ne disent pas leur nom, d’exclusion, qui ne jugent pas utiles de respecter les procédures de demandes de permis nous révoltent et nous sont insupportables : elles confisquent un espace qui est voué à la libre déambulation et à la libre expression, en dehors de toute forme d’injonction commerciale. Les avancées démocratiques ne se gagnent pas dans les magasins mais sur les places publiques.
C’est pourquoi l’ARAU invite fermement les autorités de la Ville et de la Région à respecter, pour la place de la Monnaie comme pour tout espace public, les principes d’aménagement qu’elles se sont elles-mêmes fixés dès 2004 : dégager l’espace public des obstacles qui l’encombrent. Le monde de l’événementiel doit être soumis à des règles, il faut une enquête publique sur ces installations. L’ARAU invite de même les Bruxellois à faire respecter le caractère public de l’espace public : exigez les permis et les concertations ad hoc !
Isabelle Pauthier, Directrice de l’ARAU Version plus développée de ce texte sur www.arau.org