Dans le Quartier Léopold, à l’occasion d’une manifestation de dockers en colère, un commissaire de police bruxellois avait affirmé avec soulagement, que ses hommes étaient installés en toute sécurité derrière les “douves“ du Parlement européen en construction. Celui qui l’avait entendu, avait pensé que ce responsable des forces de l’ordre était parvenu en une seule et courte phrase à caractériser avec justesse le rapport à l’espace public des immeubles de l’Union européenne. C’est une affaire de décor : mise à distance, stratégies d’évitement, accès détournés, spécialisation des parcours, espaces publics de travers, emmarchements prolifères, rez-de-chaussée aveugles, chevaux de frise en attente, caméras, patrouilles, services de sécurité privés sur la voie public et rues intérieures en douves protectrices des salons de velours, voilà le paysage semé d’embûches, d’obstacles et de barrières qui dénaturent chaque jours davantage et sans guère de subtilité l’espace public d’un Quartier Léopold en train de devenir européen. L’habit ferait donc le moine, l’espace physique de la ville, tel qu’il est pensé et utilisé, en dit plus qu’il ne faut sur le rapport des institutions politiques avec le citoyen qu’elles sont sensées représenter. Mais faut-il encore s’en étonner ?
L’espace public n’est pas que forma Urbis qui se matérialise dans les rues, les places et les parcs des villes que nous habitons encore. C’est aussi un espace de nature plus psychologique, celui où se construit notre rapport à l’autre. C’est d’ailleurs comme cela que l’entend la culture classique quand il s’agit de conceptualiser l’espace de la politique. La “πολιτεία“ (politeia) allie justement la condition de citoyenneté au mode d’organisation de la cité. La question se pose : Dans le quartier européen qui ne veut pas oublier qu’il s’appelait Léopold, qu’avons-nous à apprendre sur la qualité de l’espace politique lorsque nous l’observons par le prisme des espaces publics ? A Bruxelles comme ailleurs, que nous révèle sur nous même le paysage urbain qui s’offre à notre regard d’amoureux éconduits ? Sur la place de la Monnaie, comme dans la rue Marché aux Poulets, ou encore sur les boulevards du centre, quelle histoire collective nous raconte la forme que prend la ville à l’extérieur sur ce que nous sommes en train de devenir à l’intérieur ?
Dans la Grèce antique, l’appartenance au territoire conditionnait la participation à la décision politique. Aujourd’hui, au cœur de ce qui est devenu le quartier bruxellois ou s’élabore l’Europe en construction, il n’y a que peu d’habitants. Plus qu’ailleurs, c’est un quartier qui semble n’exister que dans l’instabilité de son chantier permanent et par le flux incessant de tous ceux qui trainent derrière eux leur valise cahotante. En privilégiant à tout va l’activité économique et le voyageur hagard, on finit par oublier ceux qui habitent encore leur ville, on les pousses dehors pour faire une meilleure place à ceux qui peuvent payer sans s’attarder. Comment réfléchir le territoire urbain s’il est de moins en moins habitée et s’il habite de moins en moins aussi ceux qui ne font qu’y passer ?
Sur la rue de la Loi en train de devenir européenne, le Règlement Régional d’Urbanisme Zoné (RRUZ) prévoit de déstructurer l’espace public qui ne serait plus assez ouvert. Ce tout nouveau dispositif réglementaire s’appuie notamment sur les orientations du Plan de Développement International de Bruxelles (PDI), mais également sur les réponses à donner « en urgence » à la croissance démographique. Nos représentants politiques veulent que notre ville devienne plus attractive, plus dense et plus ouverte, mais au nom de quelle nécessité ? Celle des Bruxellois qui habitent encore leur territoire et qui sont habités par lui ? Celle d’un budget régional trop assujetti aux contingences extérieures à notre minuscule Région ? Celle de promoteurs aux aguets, obsédés par la démesure de leurs ambitions à court terme ? Celle d’institutions politiques post-nationales qui s’imaginent en capitale selon un modèle dépassé et dangereux ?
Un quartier inhabité, des rues surencombrées, un espace public envahit par les chantiers, un doublement des superficies de bureau et peut être quelques logements de luxe, les pieds dans la gadoue et la tête dans les étoiles… le RRUZ n’offre aucune solution à l’augmentation de la population dans les quartiers populaires de la ville, alors que c’est bien là que se concentrent les besoins les plus pressant en termes de logement. Les grands projets d’aménagement et les différents outils de planification que nos responsables politiques s’évertuent à mettre en œuvre n’offrent aucune solution à la crise du logement et au manque d’équipements d’utilité publique. Tout semble indiquer que leur objectif est ailleurs, bien au-dessus de la tête de ceux qui habitent encore Bruxelles.
Au quartier Léopold comme sur les boulevards du centre, l’attractivité à l’extérieur se fait aux dépens des Bruxellois de l’intérieur. La spécialisation des usages comme la technicité croissante des procédures affaiblissent considérablement l’espace public en tant qu’espace appréhendé et partagé par tous. Les autoroutes urbaines de la rue de la Loi et de la rue Belliard, comme l’énorme espace piétonnier de l’esplanade du Parlement européen, sont des lieux de non rencontre, de non dialogue et de non convivialité, des lieux trop pleins ou trop vides dans lesquels on ne fait que passer, sans s’attarder. Tous ces chantiers en pagaille sont aussi une manière de dénaturer, privatiser et envahir un espace public devenu insaisissable, incompréhensible et inappropriable, que ce soit au niveau de l’espace physique en tant que tel, ou au niveau des représentations mentales que nous y projetons.
En attendant une fin de chantier inatteignable, l’espace public du quartier européen est devenu impraticable ; est-ce le cas de notre démocratie locale lorsqu’il s’agit de nous accorder sur l’aménagement de notre petit bout de territoire ? Est-ce le cas aussi lorsque nous envisageons de partager un avenir européen commun au-delà de notre petite région ? Ne nous méprenons pas, nous ne sommes pas une cité grecque de l’Antiquité, nous ne vivons plus non plus dans la capitale nationale d’un pays qui se cherche toujours. D’ailleurs, ne faudrait-il pas nous imaginer autrement à Bruxelles que dans le monumentalisme improbable et anachronique d’un XIXème siècle colonialiste, militariste et nationaliste ? De corps social appauvrit en voie de déterritorialisation à foule sentimentale entraînée dans la déambulation permanente, que sommes-nous donc en train de devenir ?