Depuis des siècles, les relations entre villes et ports sont intenses. L’accès à la mer a façonné de nombreuses villes, contribué à leur essor économique et à asseoir leur pouvoir sur l’échiquier mondial. Aujourd’hui, cette relation symbiotique entre développement urbain et activités portuaires se complexifie et on assiste à un découplage des territoires urbains et des lieux d’activités portuaires.
Ce mouvement s’amorce dans les années 60 avec le déclin de l’industrie occidentale et sa délocalisation vers l’Asie, le boom des nouvelles infrastructures routières et du trafic aérien ensuite, l’apparition des conteneurs et des nouveaux équipements portuaires. Si la concurrence routière est redoutable, elle se marque essentiellement dans les ports intérieurs fluviaux où le camion prend le dessus sur la péniche. La répartition modale du transport de marchandises à l’intérieur des terres au niveau de l’Union européenne est encore aujourd’hui largement investie par la route qui se taille la part du lion avec 77,5 % des marchandises transportées tandis que le chemin de fer et la navigation intérieure traînent la patte loin derrière avec respectivement 16,5 % et 5,9 % de part modale. Les choses se dessinent différemment quand il s’agit des flux mondiaux de marchandises où le transport maritime reste imbattable : près de 90 % du commerce mondial se fait par mer. Le commerce maritime se porte très bien ; les volumes transportés par cette voie ont doublé entre 1990 et 2009. Ce ne sont pas moins de 50 000 navires qui ont sillonné les mers du monde entier en 2012.
La relation ville-port connaît une crise qui est due non pas tant au déclin du transport maritime qu’à l’incapacité des villes à accueillir en leur sein des infrastructures portuaires toujours plus grandes en raison de la massification du transports de marchandises par la conteneurisation de celui-ci. Cette voracité de l’espace portuaire se heurte en outre à la montée de la valeur foncière des terres au bord de l’eau pour la création de waterfront, loisirs hype et autres marinas.
La conteneurisation des ports maritimes
La mondialisation de l’économie s’est accompagnée du développement du trafic maritime. La conteneurisation [1] est devenue en quelques décennies le symbole même de la mondialisation des échanges de produits manufacturés. Elle a favorisé la transformation des infrastructures portuaires qui hébergent des navires de plus en plus encombrants, véritables géants des mers. Aujourd’hui, un porte-conteneur embarque de 4.000 à 20.000 conteneurs. Les portiques ont remplacé pour partie la main-d’œuvre à quai. On assiste à une réduction du nombre de dockers et de grutiers suite aux progrès technologiques et au conditionnement de plus en plus standardisé des produits mais aussi à la réduction de la taille des équipages et du nombre de pilotes. Alors qu’en 1905, un cargo de 6000 tonnes disposait de 90 hommes, aujourd’hui un porte-conteneur de 37.000 tonnes n’a plus besoin que de 17 hommes [2].
Les flux et les rotations s’accélèrent : un porte-conteneur qui passait autrefois 173 jours en mer et 172 au port ne stationne plus, à partir des années 90, que 93 jours au port. Les chargements se font just in time, l’immobilisation au port devant être la plus brève possible. Les pertes en heures se chiffrent au prix fort. Les ports deviennent ainsi des stations-services d’autoroute maritime. La généralisation des équipements capables de traiter à très grande échelle la manutention des conteneurs n’a fait que renforcer la spécialisation fonctionnelle sanctionnant le découplage historique entre ville et port avec son chapelet de conséquences en matière sociale, urbaine et environnementale. Certes, la consommation d’énergie est moindre que pour le transport routier ou aérien [3] mais il ne faut pas négliger la pollution des mers et la problématique des pavillons de complaisance (le Liberia, le Panama ou Malte sont connus pour être moins regardants sur le respect des normes de navigation). En 2001, 63 % de la flotte mondiale de la marine marchande naviguait sous pavillon de complaisance. Les effets de concentration économique n’embellissent pas le tableau : le marché est dominé par une dizaine de grands armateurs [4] Ces derniers réduisent au maximum leur coût de maintenance avec des conséquences sur la main-d’œuvre, la sécurité des bateaux et le milieu naturel.
Ce nouveau paysage maritime explique notamment pourquoi les ports du Nord de l’Europe ont aujourd’hui le dessus sur les ports de la Méditerranée : ils offrent des temps d’immobilisation plus réduits et ont adapté leurs équipements aux nouvelles exigences de la chaîne logistique. Les trois premiers ports européens (Rotterdam, Anvers et Hambourg) représentent ensemble 600 millions de t/an, l’équivalent du trafic du Port de Shanghai, le premier port mondial. [5] La course aux infrastructures pour accueillir les super porte-conteneurs implique des caractéristiques physiques portuaires (port en eaux profondes), des concentrations d’équipement et de traitement qui dépassent les capacités et les besoins de nombreux ports européens.
Retour aux ports intérieurs
Les grands ports maritimes sont souvent dans le même temps de grands ports fluviaux. Ainsi si les places portuaires asiatiques qui constituent les grands dragons de la mondialisation avec Shanghai tiennent le haut du pavé c’est aussi parce qu’ils sont reliés au fleuve Yangzi Jiang, le plus long cours d’eau navigable d’Asie sur 5000 km à l’intérieur des terres, devenu une sorte d’autoroute fluviale en direction du Japon. En Europe, Rotterdam qui achemine, en 2010, 430 millions de tonnes (MT) par la mer, en achemine 210 MT par voie fluviale. Pour le Port d’Anvers, cette proportion est respectivement de 178 et 86 MT.
La France pour rattraper son retard s’est décidée à investir dans ses liaisons fluviales à travers l’axe de la Seine (Havre, Rouen, Paris), annoncé comme le moteur du développement maritime de la France. Le projet semble cohérent eu égard aux possibilités de transbordement du trafic conteneurisé de la mer à la voie fluviale ou par le réseau ferroviaire. Mais cela suppose de développer des zones logistiques importantes le long de la Seine. Certains pointent ici le risque de gigantisme de projets réalisés essentiellement dans l’intérêt des grands transporteurs fluviaux au détriment d’équilibres territoriaux locaux. Ces tensions ajoutées à un alourdissement conséquent de la facture du projet [6] , ont généré le gel de celui-ci fin août 2012. Un nouveau projet à dimension plus modeste sort aujourd’hui des eaux et prône une approche plus globale, conciliant à la fois fluvial et ferré.
La massification qu’exigent notamment les échanges avec l’Asie, qui permet certes des économies d’échelle dès lors que les distances sont importantes (Europe-Asie), perd sa pertinence dans un scénario plus intégré où les distances origines/destinations sont plus réduites et demande des points d’accès mieux répartis. Le risque est grand de voir les plus petits ports conduits à investir dans des équipements dépassant leurs besoins alors que la croissance du transport n’est pas une fin en soi et que l’on pourrait s’orienter vers une stabilisation des échanges. [7]
Cette approche mesurée permettant d’assurer dans le futur un rééquilibrage entre les différents modes de transport en faveur de l’eau et du fer, nécessite la préservation des espaces stratégiques pour des zones de chargement/déchargement et plate-formes multimodales. Or force est de constater qu’à l’approche du tissu urbain ces espaces se font de plus en plus rares. Autrefois considérées comme des calamités, les friches portuaires se muent progressivement en opportunités foncières à tel point que certaines villes non encore touchées tentent de précipiter le départ du port industriel pour mettre à profit ces espaces convoités pour y développer des waterfronts.
Sus aux waterfonts
L’exemple historique qui a marqué les esprits est celui de la transformation brutale du port intérieur de Londres avec ses 2200 ha recyclé par le secteur privé en bureaux et marina dans les années 80, suivie de la faillite du promoteur chargé du projet Canary Wharf en 1993. Le gouvernement britannique dû injecter quelques dizaines de millions de livres sterling pour sauver l’opération immobilière. Aujourd’hui toutes les villes européennes qui se veulent métropoles partent à la reconquête de ces espaces alors même qu’il n’y a pas retrait total des activités portuaires : Marseille, Dunkerque, Anvers, Naples,... Il faut mobiliser des capitaux privés pour relancer l’économie locale et l’eau devient un élément de valorisation du foncier urbain en oubliant que « les plans d’eau portuaires sont une ressource non renouvelable héritée du passé » [8] .
Dans la mesure où on assiste à une croissance des fonds publics et des budgets privés dévolus aux loisirs et à un mode de vie maritime plus prestigieux, la navigation de plaisance joue un rôle non négligeable. Les carnets de commande des chantiers navals français dépendent désormais des besoins des armateurs spécialisés dans les croisières et des commandes des plaisanciers fortunés. Ce mouvement parti des Etats-Unis, contaminant l’Europe et l’Asie s’exporte aussi en Afrique. Au Maroc, la ville de Tanger a décidé de créer un nouveau port Tanger Med éloigné de la ville, lui permettant, dans la perspective de la grande exposition internationale organisée à Tanger en 2012, de reconvertir son ancien port en port de plaisance. La course à l’événementiel constitue ainsi l’autre moteur de l’économie urbaine : festivals, expositions, coupe du monde, jeux olympiques, label « capitale européenne de la culture ». Ces événements fort coûteux mais porteurs d’image contribuent à gommer les différences entre les groupes sociaux qui forment la cité en créant des décalages difficiles à combler une fois l’événement terminé [9]. Ces opérations de restructuration urbaine et de reconquête des espaces portuaires utilisent toutes les mêmes recettes avec leur lot de prouesses architecturales dont le sky line fait indéniablement partie des chouchous. « Entre Macwaterfront et Disney-Port, cette mutation se fait au profit d’une mise en conformité de la ville portuaire par rapport à des standards internationaux alors même qu’il lui faudrait se démarquer par ses spécificités et chercher à définir sa propre identité maritime » [10] pour éviter le triple écueil de la banalisation, de la marchandisation et de l’exclusion sociale par la multiplication de waterfronts commerciaux et de marinas de carte postale.
Alertée par ces dérives, l’Association Internationale Villes et Ports ( AIVP) s’est penchée longuement sur la cohabitation entre ville et port et a émis en 2007 un guide de bonnes pratiques veillant à ne pas obérer les capacités de développement des ports par l’installation d’activités qui empêcheraient de manière irréversible toute possibilité de développement portuaire. L’AIVP recommande donc pour ces zones de transition l’implantation d’activités qui soient à la fois compatibles et non irréversibles. Plutôt que vendre ou concéder certains espaces ou bâtiments en attente d’affectation, elle prône leur occupation temporaire pour répondre aux besoins fonctionnels temporaires de la ville et du port afin d’anticiper les cycles de développement urbain et portuaire et de ne pas obérer les évolutions futures par des aménagements irréversibles figeant les sites.
Il est sans doute illusoire de vouloir conserver aujourd’hui en centre-ville un port d’envergure maritime. Mais les anciens espaces portuaires urbains sont souvent adaptés par leur situation à l’accueil d’activités productives ou à des zones de transbordement de marchandises au bénéfice de villes. C’est d’autant plus vrai pour les ports intérieurs qui n’ont pas à subir le gigantisme des nouvelles infrastructures portuaires maritimes. La Région bruxelloise devrait se servir d’urgence de ces questions et arrêter de gaspiller un foncier vital à l’économie de la ville [11].
Claire SCOHIER