À l’automne 2012, des étudiants en sociologie de l’ULB sont allés à la rencontre des clients de quelques cafés branchés de Bruxelles [1]. Ensemble, ils se sont intéressés à 9 cafés : le Flamingo (rue de Laeken, près du KVS), le Potemkine (face à la Porte de Hal, à Saint-Gilles), le Bar du Matin (Chaussée d’Alsemberg, à la limite de Forest et de Saint-Gilles), le Walvis et le Barbeton (Rue Dansaert, près du canal), le Mappa Mundo, le Zebra et le Roi des Belges (Place Saint-Géry) et la Maison du Peuple (Parvis de Saint-Gilles). En tout, ils y ont interrogés 169 clients, avec un maximum de 30 entrevues à la Maison du Peuple (le seul café de l’échantillon qui n’a pas été lancé par F. Nicolay) et un minimum de 6 au Mappa Mundo. Ils ont posé les mêmes questions dans les différents cafés, et le questionnaire était composée de nombreuses questions ouvertes de manière à laisser les clients s’exprimer à leur guise sur leurs usages du café, ce qu’ils y apprécient, leurs avis sur le quartier, etc.
Certes, ce matériel ne constitue pas un échantillon représentatif, au sens statistique du terme, de l’ensemble des clients des cafés branchés bruxellois. Si l’on ne peut donc en tirer de règles générales, on peut tout de même en extraire certaines indications... qui remettent sérieusement en doute la crédibilité de la petite musique habituelle sur les cafés branchés.
Café inter-générationnel ?
On peut rencontrer des gens de tous âges (enfants mis à part) dans les cafés branchés. Mais, de très loin, ce sont les jeunes adultes qui y prédominent : 7 clients rencontrés sur 10 sont dans la vingtaine ou dans la trentaine. Les enfants et les adolescent sont, eux, quasiment absents.
« Tu as un public jeune, 30-40 ans, travailleurs, fonctionnaires, assez propres sur eux, bien habillés, stylés, un peu cherchés » (étudiante, 22 ans).
« Je recherche un endroit calme en journée avec Wifi, de quoi manger et généralement un ‘style’ de gens précis. Un style vestimentaire, la trentaine. Un niveau socioéconomique moyen avec une certaine culture et néerlandophone » (étudiante française, 28 ans).
Café du coin ?
Les cafés branchés de Bruxelles sont-ils des cafés de quartier ? Fréquentés par les habitants du coin ? En fait, sur l’ensemble des clients interrogés, moins d’un tiers déclare habiter dans la même commune que celle où se trouve le café. C’est même moins d’un quart des clients qui déclare travailler dans la même commune que le café. Au final, plus de la moitié des clients rencontrés n’habite pas dans la commune et n’y a pas non plus son lieu de travail. On semble donc fort loin du stéréotype du café de quartier.
« Beaucoup de gens viennent ici pour travailler ou pour des rendez-vous professionnels… Ici ce n’est pas vraiment des gens du quartier mais des extérieurs pour travailler » (journaliste, 30 ans).
« Ici on respecte les groupes de chacun. Mais ce n’est pas un café de quartier, il y a plus de standing, plus de prestige, mais pas de vraie vie de quartier » (graphiste free lance, 30 ans).
« Il y a une certaine qualité. C’est difficile à dire. C’est important de bien s’y sentir. Je ne veux pas me mêler avec les SDF du quartier » (ingénieur, 60 ans).
Des habitués ?
Si les clients de cafés ne sont pas, en majorité, des habitants du coin, peut-être y ont-ils quand même leurs habitudes ? A nouveau, les données récoltées donnent une toute autre impression. Le nombre de clients rencontrés qui ont déclaré fréquenter le café plusieurs fois par semaine est quasiment égal au nombre de ceux qui n’y viennent qu’une fois par mois. Et, au total, on compte nettement moins d’habitués fréquentant le café une ou plusieurs fois par semaine que de clients épisodiques, s’y rendant au maximum une fois par mois. D’ailleurs, moins d’un client rencontré sur trois a déclaré connaître des habitués du café. Et moins d’un sur cinq connaît le patron.
« Un bon café est un endroit où il y a des habitués, où on peut sécuriser sa socialisation, écouter de la musique, aussi faire des rencontres » (consultant indépendant, 62 ans).
« Je sors plutôt Porte de Namur. Je n’aime pas les cafés où mes amis ne sont pas fréquents, ou quand il y a de la pagaille, des disputes,… Molenbeek aussi, ce n’est pas agréable » (cuisinier guinéen, 37 ans)
Des clients à l’image du quartier ?
Précisons-le d’emblée : contrairement à ce que nous conte la légende des cafés branchés, ceux-ci ne sont pas situés au cœur des quartiers populaires de Bruxelles. [2]. Ces cafés ne se trouvent pas non plus dans des quartiers vides, des « no man’s lands ». Plutôt, il faut qualifier les quartiers de prédilection de ces cafés de quartiers intermédiaires, c’est-à-dire, des quartiers marquant une transition entre des quartiers d’habitat populaire et des quartiers soit centraux et touristiques (pensez à la place Saint-Géry), soit résidentiels et bourgeois (pensez au Parvis de Saint-Gilles ou à la place Flagey). Voilà sans doute ce qui alimente cette association tenace entre cafés branchés et mixité sociale... mais les profils des clients des cafés sont-ils réellement à cette image ?
« C’est un quartier vivant dans le sens où il y a du culturel comme des choses baraki, populaires… L’autre jour, j’ai vu une scène de ménage devant la friterie. Il y a un côté documentaire, c’est une croisée de chemins entre bobos Saint-Gillois et quartier plus populaire » (graphiste free lance, 30 ans).
« International, bon niveau socioéconomique, la bonne bourgeoisie, un certain style vestimentaire. Je les préfère aux autres : les vulgaires, les beaufs » (customer service, 27 ans).
Il est fort instructif à ce sujet de comparer le profil social des clients rencontrés dans les cafés à celui des quartiers dans lesquels ces cafés sont implantés. [3] Le constat est clair : les clients rencontrés dans les cafés branchés ont un profil social nettement différent de celui des habitants des quartiers correspondants.
Qu’on en juge, d’abord, par la part des actifs occupés, c’est-à-dire, les personnes qui exercent un emploi et ne sont donc ni chômeurs, ni étudiants, ni retraités. Parmi les clients rencontrés, c’est deux actifs occupés sur trois, alors que parmi les habitants, ce n’est plus qu’un sur deux. Même constat si on se base sur la proportion de chômeurs : moins d’un client sur dix dans les cafés branchés a répondu être au chômage, contre officiellement plus d’un habitant sur quatre dans les quartiers où se trouvent ces cafés. La clientèle des cafés apparaît donc, sur ces deux critères, clairement en décalage par rapport à la population des quartiers. Elle l’est également si l’on compare les niveaux de diplôme : neuf clients sur dix sont ont dit être passés par l’université ou une haute école (ou sont encore étudiants), soit une proportion très très supérieure à la moyenne bruxelloise.
« Ce sont des gens intéressés par la littérature, la musique, la culture. Des gens culturels. …. Les autres cafés sont différents parce que l’ambiance et le public ne correspondent pas à mon goût. Ce sont des bars d’origine… enfin, des gens qui aiment le foot, discuter le foot… Ce n’est pas mon truc du tout » (cameraman au chômage, 46 ans).
« Ce sont des bobos, des gens d’un milieu aisé, qui ont fait des études poussées, et qui décident de rester simple dans leurs valeurs malgré leur bagage culturel » (graphiste free lance, 30 ans).
En définitive, la clientèle des cafés branchés, malgré une certaine hétérogénéité, correspond de très près à la population que les pouvoirs publics souhaitent voir s’installer dans les quartiers « à revitaliser ». Et les clients rencontrés dans les cafés branchés jugent généralement positivement cette « revitalisation », avec assez peu d’égards pour les « autres » habitants.
« Frédéric Nicolay a beaucoup de mérite. Dansaert, avant c’était assez pourri, maintenant, c’est sympa, il y a beaucoup de nouveaux cafés et restaurants, pour se promener et sortir dans le quartier. Son équipe, son travail avec la Ville de Bruxelles est utile. Je crois que la Ville de Bruxelles lui a donné carte blanche ou quelque chose comme ça. Il a plein de bonnes idées. Je l’ai déjà rencontré … C’est un gars sympa, quand on parle avec lui.... C’est un drôle de personnage » (doctorant, 27 ans).
« C’est vrai que ces cafés améliorent les quartiers. Ça fait quatre ans que je suis à Bruxelles. Le Potemkine est un bon exemple : c’est vraiment différent de qui est à côté. Dès que ça a ouvert, ça a amené des gens qui ont découvert d’autres endroits dans le quartier. Au centre-ville aussi, c’est clair. Il y a un effet de contagion, ça aide aussi les autres entrepreneurs à ouvrir des bars à côté » (journaliste, 32 ans).
« Il y a beaucoup de potentiel, je ne ressens pas d’insécurité même s’il y a des putes. Le quartier doit être revalorisé car les putes dévalorisent le quartier. Mais il y a encore beaucoup à faire » (gestionnaire de projet, 32 ans).
« Le bar a peut-être été ouvert pour rendre le quartier « plus fréquentable » et chasser les « mauvaises personnes » (barman, 28 ans).
« Côté positif : ça améliore le quartier et la fréquentation, des nouveaux magasins apparaissent et donc c’est de l’emploi pour les commerçants. Côté négatif : les loyers augmentent donc des gens doivent partir et on va avoir dans le quartier un même type de population aisée économiquement ; elle fait fuir les habitants qui sont relégués dans d’autres quartiers pas agréables à fréquenter » (étudiante, 22 ans).
• Mathieu Van Criekingen