Depuis plusieurs années, les dernières trouvailles de Frédéric Nicolay nous sont contées par les médias bruxellois. Le ton est quasi toujours élogieux, admiratif, reconnaissant. La fascination qu’entretient cet entrepreneur sur la presse locale en mène plus d’un à puiser dans le dictionnaire des images fortes : homme « de défis », « gourou » [2], « le roi des cafés et restos branchés de la capitale » [3],… la liste est longue. C’est que notre héros fait bien plus qu’ouvrir des bars et des restaurants à la mode (une trentaine à son actif), ce dont il n’a bien sûr pas le monopole. Si les faits et gestes de cet « Edouard aux Mains d’Argent » [4] sont scrutés avec tant d’attention bienveillante, c’est qu’ils ont un supplément d’âme : « chaque fois qu’il lance un café, Frédéric Nicolay redynamise tout un quartier » [5]. La place Saint-Géry et la rue Antoine Dansaert, par exemple : « des quasi-chancres à l’époque qui n’avaient les faveurs de personne », et puis hop ! « il y multiplie les cafés et les restaurants – Bonsoir Clara, Kasbah, Mappa Mundo, PP Café… –, autant d’adresses qui vont ramener le quartier à la vie ». De quoi se forger une aura indéfectible de « lanceur d’espaces ».
Les quartiers « où tout est à faire »
Où ira-t-il ouvrir son prochain bar ? Quel sera le prochain quartier mort de Bruxelles qu’il va ressusciter ? Voilà bien ce qui passionne les journalistes dans les épisodes de cette épopée qu’ils relatent depuis une quinzaine d’années comme une sorte de rêve américain. Son héros, capable de transformer le plus banal des troquets en bar branché, de reconvertir le plus ordinaire des rez-de-chaussée en nouvelle adresse à la mode ne s’intéresse qu’à des quartiers « oubliés » ou « difficiles » auxquels il « donne un souffle nouveau » [6]. « L’impact que l’ouverture d’un nouveau lieu peut avoir sur tout un quartier, voilà qui le passionne. La convivialité, la mixité sociale, la cohabitation des diverses activités humaines, ce sont ses sources d’inspiration » [7]. Ce qui l’anime par-dessus tout ? « Parvenir à dévoiler le potentiel des quartiers populaires les moins courus de la capitale » [8]. « J’aime les quartiers où tout est à faire, il y en a beaucoup pour l’instant » [9], déclare-t-il. La Porte de Hal, où il a ouvert un café et est en passe d’en ouvrir un second ? « C’est Sarajevo ! Tout est moche et personne ne fait rien pour l’embellir ! » [10]. La place Saint-Géry et la rue Antoine Dansaert, où il a démarré sa carrière au début des années 90 ? « Des quasi-chancres à l’époque qui n’avaient les faveurs de personne » [11]. Le quartier de l’Alhambra, où il a récemment ouvert le Flamingo ? « Pourri » [12], « sombre et délaissé » [13], « glauque ». Le dernier tronçon de la rue Dansaert, côté canal ? À l’exception du Walvis et du Bistro du Canal, ouverts par lui-même, une succession de « commerces pourris » [14]… Etc. Ramener la vie, le souffle, la lumière... voilà une bien noble cause qui pare d’un vernis philanthropique ce qui ne serait autrement qu’une opération commerciale parmi bien d’autres.
Mais qu’on n’évoque pas la politique à Nicolay, il se garde bien d’en parler et affirme s’en tenir à bonne distance. Se présentant comme un « self-made-man qui ne doit rien à personne », « c’est en toute indépendance et liberté qu’il met en musique ses plans ambitieux qui embellissent la ville et la rendent plus accueillante » [15]. Sa seule envie est de créer « des chouettes endroits ». Son credo : avoir « flair, audace et énergie chevillés au corps » [16]. Voilà ce qui guide ses choix. Ainsi en va-t-il du Flamingo, comme de la plupart des autres cafés qu’il a ouverts : « je suis passé devant le bâtiment, je l’ai trouvé beau, je me suis lancé » [17]. Il suffisait d’y penser...
Voilà pour la légende, et ceux qui ont envie d’y croire. Restent tout de même quelques questions…
Derrière la légende, les ingrédients d’un système
Il arrive, il est vrai, que le concert d’éloges journalistiques soit interrompu de quelques commentaires un tout petit peu dissonants : « Nicolay ne se lance jamais les yeux fermés dans un projet, il faut que soient présents les deux ingrédients qui lui permettent d’appliquer une recette maintes fois éprouvée. Ce qu’il cherche avant tout, c’est un quartier populaire délaissé, hors du circuit, dans lequel les prix de l’immobilier sont moins élevés qu’ailleurs et où tout est à faire » [18]. Les contours flous d’un système apparaissent même parfois : « le système Nicolay consiste à investir un coin de Bruxelles oublié, à y générer du mouvement et, in fine, à se faire emboîter le pas par une cohorte de créatifs et autres hipsters ». Mais qu’on ne lui adresse pas la critique d’être celui « par qui la gentrification arrive », sous peine de se faire traiter en retour d’« esprits chagrins » [19]. « Il faut lui laisser qu’il s’agit plus d’un engrenage non maîtrisé que d’une stratégie claire » [20], conclut un journaliste.
Les ingrédients de ce système méritent pourtant d’être précisés, ne fut-ce que pour quitter cette posture d’émerveillement béat devant un entrepreneur à qui l’on prête des pouvoirs quasi magiques de résurrection de quartiers oubliés.
Bienveillance médiatique
Le premier élément du système, c’est la couverture médiatique du « phénomène » elle-même. L’anonymat ou le mépris médiatique n’est pas la meilleure garantie qui soit pour qui cherche à créer des lieux branchés. Des commentaires fréquents, élogieux et un tant soit peu décalés, voilà un bien précieux allié. D’autant plus si ceux-ci mettent bien en avant le « concept » : une patte reconnaissable faite de bois exotique, de plafonds sombres, de comptoir sur roulettes, de zinc fabriqué à Paris, de coffrages en béton, de racks à casiers trouvés aux Pays-Bas… À l’intérieur, musiques actuelles, journaux internationaux, boissons à des tarifs légèrement supérieurs à la moyenne, service au bar pour réduire les coûts de personnel,… Et sur la devanture, un nom original, qui fonctionne dans plusieurs langues (Belga, Zebra, Walvis, Potemkine, Mappa Mundo,...). Une fois le lieu aménagé, le « concept » imprimé et les contrats passés avec des fournisseurs, Fred Nicolay confie ses bars, clef sur porte, à des gérants qui les exploiteront tout en en respectant le cahier des charges.
Mais à force de répétition du « concept » (et de son imitation par d’autres entrepreneurs, avec plus ou moins de succès), tous ces bars finissent par se ressembler, comme n’importe quel autre type de commerces qui connaît une telle multiplication. Au point même d’inquiéter Nicolay lui-même, qui voit Bruxelles devenir « une ville chiante où il n’y aura plus rien à faire » : « aujourd’hui, on part de rien pour faire des choses dans les différents quartiers. Le jour où tout sera fait, tout sera rénové, on n’y fera plus rien. Ça va ronronner » [21].
En attendant, il reste bien de la marge pour le « concept ». Celui-ci est entièrement partagé par Jean-Sébastien van Keymeulen, architecte et designer associé au lancement de plusieurs « cafés Nicolay », dont le Barbeton, ouvert à l’angle de la rue Dansaert et du Rempart des Moines dans un rez-de-chaussée occupé jusque-là par une agence de voyage. « Autour, il n’y avait qu’un no man’s land dont peu se souciaient. Maintenant, le café tourne bien et donne un coup de boost à la seconde partie de la rue Dansaert, en direction du canal » [22]. On notera tout de même que tous les no man’s land de la ville n’ont pas la chance de se trouver localisés dans l’un des quartiers les plus densément habités de Bruxelles... mais sans doute pas par la clientèle recherchée. D’ailleurs, le même architecte-designer dit « bien comprendre les préoccupations des habitants quant à l’impact sur leur quartier. Mais c’est précisément un impact positif : grâce à la nouvelle dynamique, les valeurs immobilières dans le quartier vont augmenter » [23]. Bye-bye le no man’s land, welcome le rich man’s land !
Appuis commerciaux
Faire parler de soi dans les médias, bien sûr, ne suffit pas. Pouvoir compter sur des brasseurs pour l’investissement dans l’achat, la rénovation, la décoration et la promotion des lieux, ça aide aussi beaucoup. La brasserie Moortgat est l’allié principal des « cafés Nicolay ». La multiplication de ceux-ci est donc aussi liée avec la stratégie entrepreneuriale de la brasserie. Côté pile, elle mise sur l’expansion internationale de son produit-phare, la Duvel, pour laquelle elle compte notamment sur la fréquentation internationale des cafés qu’elle contrôle désormais sur la place Saint-Géry, grâce aux « trouvailles » de notre « concepteur d’atmosphère » [24]. Côté face, elle a entrepris en 2003, à l’initiative du même Nicolay, une stratégie marketing visant à re-positionner l’une de ses bières, tombée en désuétude, comme un produit « jeune et branché ». Pour la remettre en avant, pas besoin de coûteuses campagnes de publicité massive pour le grand public, des techniques de marketing locales font bien mieux l’affaire. D’abord, ne la vendre que dans un nombre limité de cafés et restaurants, dans des lieux choisis et entièrement contrôlés où le public sera le premier à être familiarisé avec le nom et le logo desdits produits, où le barman qui en vendra le plus de bouteilles se verra offrir un voyage. Ensuite, donner à la marque une image tendance, en proposant par exemple aux clients d’imprimer leur photo sur l’étiquette de la boisson ou sur les sous-bocks. Après une période de test durant laquelle le goût ou l’étiquette peuvent être modifiés en fonction des résultats de ventes, ces nouvelles boissons seront lancées sur un marché plus vaste. Résultat, la Vedett est aujourd’hui disponible en grande surfaces et est même vendue jusqu’en Chine…
Et pour ceux qui auraient encore soif, la « tactique Vedett » a aujourd’hui été clonée en « tactique Volga ». Cette fois, on trouve la brasserie Saint-Feuillen aux cuves et toujours notre héros à la mise en marché.
Politiques de revitalisation cherchent entrepreneurs revitalisants
Le troisième ingrédient du système n’est pas le moindre : l’alliance objective entre les « cafés Nicolay » et la volonté politique de revitaliser les quartiers centraux bruxellois.
Ceci donne parfois lieu à quelques débats marqués d’un questionnement sur un possible favoritisme car, c’est bien connu, la réussite provoque la jalousie. D’où l’accusation répandue selon laquelle Frédéric Nicolay est fréquemment chouchouté par les pouvoirs publics, ceux-ci ayant des attentions toutes particulières à son égard. Certains élus et certaines administrations se félicitent ouvertement de lui faciliter la tâche. Par exemple, lorsqu’il s’agit de lui procurer l’espace pour installer une terrasse, élément-clef de la réussite commerciale de ses établissements. Porte de Hal, l’un de ses bars a ainsi pu bénéficier d’une vaste terrasse, non pas sur le trottoir mais dans un parc public. Les autorités fermèrent les yeux sur la présence non autorisée d’une camionnette qui y vendait et y faisait la publicité pour l’une de ses nouvelles bières. Il faudra qu’un conseiller communal de l’opposition, par ailleurs voisin des lieux, dénonce la situation pour que la buvette mobile disparaisse subitement. Le même élu portera encore plainte contre un chantier entamé par Nicolay pour transformer un magasin de photocopies en café, toujours sans permis. Autre exemple, rue de Laeken : « le concepteur de bars le plus en vue de Bruxelles a frappé fort avec une terrasse éclairée par un héliostat placé au sommet d’un immeuble voisin » [25]. Pour placer les 20 imposants miroirs qui suivent le soleil toute la journée afin d’en réfléchir la lumière vers la terrasse du Flamingo, pas besoin non plus d’attendre de permis…
L’homme, apparemment, a du mal à s’accommoder de règles qu’il considère trop contraignantes, alors que son intention consiste juste à « faire bouger les choses » [26]. Il n’hésite d’ailleurs pas à annoncer dans la presse qu’il en est ainsi et pas autrement : « je vais le faire, sans demander les autorisations, sinon cela prendra des mois, ou ne mènera à rien… » [27]. Et cela n’a pas l’air de déranger les autorités publiques, ce qui a de quoi faire grincer les dents notamment de cafetiers rencontrant bien plus de difficultés lorsqu’ils veulent installer trois tables sur un bout de trottoir…
Ouvrir un café, changer un quartier
Le soutien public à la petite entreprise Nicolay peut s’avérer encore plus déterminant quand il s’agit de trouver des locaux pour ouvrir ses établissements. Son aura « d’urgentiste des quartiers oubliés de Bruxelles » [28] a amené plus d’un élu ou urbaniste à lui souffler de potentielles implantations et à attirer son attention sur de nouvelles opportunités… en espérant qu’il vienne donner un précieux coup de pouce à la revitalisation du quartier visé. Outre qu’ils favorisent le tourisme, les bars de Nicolay attirent un public correspondant culturellement et sociologiquement à la nouvelle image que les pouvoirs locaux veulent donner à ces quartiers et à la population qu’ils souhaitent y voir s’installer. Pourquoi donc se passer de ce levier qui a fait ses preuves ? D’autant qu’il est fréquent que l’ouverture d’un bar de Nicolay fasse des émules et suscite l’arrivée d’autres commerces, des répliques d’esthétique similaire et s’adressant à un public semblable, facilitant ainsi le travail d’Atrium (l’agence régionale qui vise « la rénovation et la relance » [29] des quartiers commerçants) et d’autres agences favorisant le city marketing. « Cela va sans dire », Nicolay reconnaît (en contradiction avec sa propre légende) être « encouragé dans ses diverses initiatives puisqu’en règle générale, celles-ci aboutissent à une dynamisation du tissu urbain là où c’est le plus nécessaire et cela sans argent public » [30].
L’apparition de tels bars n’est donc pas étrangère à la transformation sociale d’un quartier. Elle fait même parfois partie d’une opération plus large, aux accents immobiliers plus explicites. Il arrive même à Nicolay d’investir personnellement dans l’espace public aux abords des cafés qu’il lance : il a ainsi fait planter des platanes place Saint-Géry, aménagé une petite « agora » et créé une « aubette design » près du canal, dans un quartier où il a par ailleurs « massivement investi dans l’immobilier » [31]. L’achat d’un rez-de-chaussée commercial peut ainsi s’accompagner du rachat des étages supérieurs ou d’immeubles voisins, lesquels seront rénovés et remis sur le marché à destination d’un public fréquentant ces établissements. L’annonce d’appartements à louer au-dessus d’un bar situé le long du canal avait par exemple été diffusée dans les cafés de la place Saint-Géry…
Parfois, cependant, la sauce ne prend pas. Ainsi, il y a une dizaine d’années, Nicolay avait dû renoncer à occuper un rez-de-chaussée commercial vide, appartenant au CPAS de Bruxelles, place du Jardin aux Fleurs. Les habitants des étages et quelques voisins s’étant mobilisés par crainte de voir la place se transformer en un nouvel « haut lieu de la branchitude bruxelloise » [32], à l’instar de la place Saint-Géry bordée de terrasses ne désemplissant jamais, avec toutes les nuisances que cela comporte pour les voisins. Devant les habitants, Nicolay avait promis un café sans terrasse et sans bruit, mais avec concerts. Les habitants ne le crurent pas. Aujourd’hui, une boutique de mode pointue occupe le rez-de-chaussée, et une partie de l’immeuble appartient à Nicolay qui le loue en prétendus « lofts ».
Un Flamingo en terrain (presque) conquis
Une de ses réalisations les plus récentes est le Flamingo, dans le quartier Alhambra, à deux pas du KVS (théâtre flamand). Là, le même CPAS n’a pas hésité à lui confier le rez-de-chaussée d’un bâtiment acheté et rénové avec l’argent de l’assistance sociale et des subsides régionaux, aux fins d’y ouvrir l’un des plus grands bars de Bruxelles (200 places en salle et 150 en terrasse) - branché cela va sans dire.
La presse pense d’ailleurs que le Flamingo sera susceptible de « donner une impulsion suffisamment forte pour faire de la rue de Laeken un quartier plutôt branché » [33]. Objectif confirmé par le président du CPAS, Yvan Mayeur, qui précise : « Nous voulons voir se dérouler ici la même chose qu’à la place Saint-Géry. Là où il y a des terrasses, il y a moins de violence » [34]. « Il fallait faire quelque chose » [35] pour attirer de nouveaux habitants dans le quartier, ajoute-t-il. Et de passer de la parole aux actes : au-dessus du bar, 20 logements rénovés par le CPAS sont loués à des tarifs qui correspondent plus aux loyers du marché privé qu’aux politiques de logement social que le CPAS est censé mener [36]. Qu’on en juge : un appartement 1 chambre entre 645€ et 740€, un appartement 2 chambres entre 775€ et 810€ [37]…
Pas étonnant dès lors que le bar ouvre au moment-même où la Ville de Bruxelles lance une opération pour interdire la prostitution dans le quartier. Au Flamingo, « Les prostituées ne seront pas les bienvenues » [38], précisait-on dès avant l’ouverture. Le CPAS a d’ailleurs tout récemment acquis un autre bar, le Tropicana, tout proche, lieu de repli des prostituées et lieu de contrôle du « business ». Il a même dû mettre le prix fort lors de la vente publique (1,25 millions d’euros) pour rafler la mise. Mais que les personnes soucieuses de la bonne gestion publique se rassurent, le CPAS annonce dès à présent que le prix d’achat sera récupéré dans le montant des futurs loyers. Et, au rez-de-chaussée, exit le Tropicana, et bienvenue à « quelque chose du genre du Flamingo », dixit Yvan Mayeur [39].
La légende du « découvreur » de lieux « abandonnés de tous » a ici particulièrement de mal à passer tant l’empilement de programmes publics tendant tous dans le sens de la « revitalisation du quartier » est important : activisme immobilier du CPAS, répression de la prostitution de rue, rénovation complète du KVS, Contrat de quartier, rénovation des espaces publics, etc… Et si la légende de Frédéric Nicolay et consorts résidait précisément dans cette capacité à prendre des risques là où il n’y en a presque pas, à investir là où l’argent public est concentré et aux mêmes fins que celui-ci ?
• Gwenaël Breës & Mathieu Van Criekingen