Les années inexpérimentales

(intro)

01. Santé !

mercredi 21 août 2013, par Gwen

Il était une fois une ville, pas belle pour certains, pas capitale verte non plus, mais habitée par plus d’un million d’humains. Dans cette ville, des quartiers, certains chics et chers, d’autres où défilent les touristes, d’autres populaires, « défavorisés », « à revitaliser ». Et puis des cafés. Des grands, des vieux, des sombres, des où l’on parle portugais ou arabe, d’autres où l’on danse, où l’on joue aux échecs, où l’on regarde le foot, où l’on chante au karaoké, où l’on mange, d’autres encore à remettre,… Et une légende qui court : certains de ces cafés auraient le pouvoir magique de transformer leur environnement, d’apporter à eux seuls convivialité et mixité dans des endroits « assoupis », de les sortir de « l’oubli » dans lequel ils seraient tombés. Ces bars auraient des vertus que d’autres ne posséderaient pas.
En nous intéressant à ce sujet, il ne s’agit pas, bien sûr, de stigmatiser les clients de ces établissements. Des cafés, il en faut pour tous les goûts. Les bars sont des lieux de vie, de rencontre ou de socialisation ayant leurs propres codes culturels ou communautaires, qui conviennent aux uns et pas aux autres. Ce qui nous interpelle, plutôt, c’est qu’une minorité ciblée de ces cafés sont constamment portés aux nues dans les médias bruxellois et mis sur un piédestal par nombre de discours politiques, auréolés de vertus « revitalisantes » que l’on dirait innées. Pourquoi favoriser certains types de commerces, quitte à provoquer une homogénéisation à force de les voir se répéter dans la ville ?
Les exemples ne manquent pas pour confirmer que la multiplication de ces cafés « branchés » à la lisière des quartiers populaires fait l’objet d’un soutien actif de la part des autorités publiques. On peut même parler d’un élément stratégique des politiques de « revitalisation urbaine », qui dénotent « une certaine vision du monde » [1], basée sur des implicites et des non-dits. Par exemple, celui qui consiste à considérer que lorsqu’un bar « branché » ou un magasin « alternatif » remplace un café populaire, une agence de voyages ou un magasin de photocopies, c’est comme si soudainement la vie était redonnée à tout un quartier, chassant la grisaille, l’ennui, la morosité.
Ces clichés véhiculent une image de la ville où tout serait naturel, où des quartiers vivent et meurent, comme si rien ne s’y passait, comme s’ils n’étaient pas le résultat de rapports de force, de tensions sociales, de logiques d’exclusion ou de ségrégation. Ces clichés sont ceux d’une communauté qui ne s’intéresse pas aux habitants et commerçants des quartiers populaires, qu’il s’agit toujours de faire « revivre ». Il leur paraît évident qu’il s’agit d’attirer, tels les sauveurs tant attendus, certains groupes aisés et créatifs… Par la grâce de l’ouverture de quelques cafés, voilà de nouveaux « pionniers » volant au secours des quartiers délaissés, pour les « ressusciter » [2]. Le tropisme de la vie et de la mort des quartiers rend aveugle aux dynamiques réelles de ces quartiers.
Ces clichés tentent aussi de nous faire croire que l’ouverture de nouveaux cafés branchés n’est l’œuvre que de héros solitaires et entreprenants, guidés par leur seul flair des lieux « à fort potentiel ». Mais ils s’inscrivent dans une vision de la ville qui ignore la question sociale, en évacuant des problématiques comme la pauvreté, la crise du logement, l’absence d’encadrement des loyers, la pénurie de logements sociaux,... Et ce, alors que l’apparition de certains de ces commerces « branchés » contribue aussi manifestement à la hausse des valeurs foncières et immobilières et à l’élitisation de certains quartiers. De là à penser que l’effet recherché par le soutien public à ce phénomène serait la transformation sociale et commerciale d’un quartier, il y a un pas que certains acteurs privés et publics n’hésitent plus à franchir.
Les vertus sociales des cafés « branchés » et le caractère « naturel » de leur multiplication dans la ville méritent d’être questionnés. Voilà l’objet de ce dossier.

• Gwenaël Breës, Mathieu Van Criekingen & Daniel Zamora

Notes

[1] « Weekend/Le Vif », 27/11/2012

[2] « Le Soir », 24/06/2011

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