Depuis plus de 50 ans, la rue de la Loi est en chantier. Son destin, étroitement lié à l’évolution institutionnelle d’une Belgique en réforme permanente, se noie aujourd’hui dans les formes tout aussi mouvantes d’un édifice européen en perpétuelle construction. La ville doit s’adapter, dit-on, mais il faut faire des économies, nous dit-on aussi. Quarante années après les grandes luttes urbaines qui ont permis au tissu associatif bruxellois de mieux appréhender le destin du territoire urbain qui est le sien, le projet de densification de la rue de la Loi nous interroge sur notre capacité à maitriser l’évolution environnementale de notre ville face à un secteur immobilier toujours plus concentré et avide.
Un Projet Urbain Loi (PUL), pour qui le faire ? Le plan de Développement International de Bruxelles (PDI, 2008) a fait la part belle à la présence des institutions européennes qui confèrent à la ville une notoriété internationale indispensable dans la compétition territoriale des grandes villes européennes. Il s’agissait dès lors de rencontrer leurs besoins avec plus d’attention. Lors de différentes rencontres entre la présidence de la Région et le commissariat responsable de la gestion immobilière, le principe du regroupement des activités de la Commission européenne sur la rue de la Loi a été établi. Pour y parvenir, il fallait permettre à la Commission de se regrouper sur un seul grand îlot dont elle est propriétaire. Ce dispositif, qui heurte de front les règles urbanistiques en vigueur, risquait aussi de rompre l’équité entre les différents propriétaires fonciers du quartier. Il a donc été décidé de doubler les superficies sur l’ensemble de la rue de la Loi dans le cadre d’un projet urbain revalorisant un espace public fortement dégradé.
Pour faire passer la pilule, un concours international d’urbanisme a été lancé pour donner forme urbaine au “Projet Urbain Loi“ (PUL). La proposition du bureau français de Christian de Portzamparc a été retenue avec son principe de l’îlot ouvert. Il s’agissait de compenser la prise de hauteur par une plus grande superficie d’espace public au sol. Par ailleurs, selon les acteurs en présence, le Quartier Léopold devenu européen devait acquérir un statut de centralité urbaine que sa monofonctionalité administrative ne peut lui consentir. Le nouveau projet urbain devait donc permettre à la fois une densification supplémentaire mais aussi le retour d’une diversité fonctionnelle, en particulier du logement, dans un tissu urbain entièrement formaté pour le bureau.
Crise des budgets européens oblige et au grand désappointement du Ministre-Président de la Région bruxelloise, la Commission européenne a annoncé au gouvernement son changement de stratégie en suspendant son programme immobilier propre. Pour remplir ses besoins de rationalisation et d’économie d’échelle, elle est contrainte à faire appel au secteur privé qui devient, in fine, le destinataire du PUL. Tout ça pour ça !
Un règlement Régional d’Urbanisme zoné (RRUZ), pour quoi faire ? Avec la réglementation urbanistique actuelle, le PUL est impossible. Qu’à cela ne tienne, il suffit de remplacer le règlement régional d’urbanisme par un autre, spécialement taillé pour permettre la mise en œuvre du PUL. C’est le bien nommé Règlement régional d’urbanisme zoné (RRUZ)... Le RRUZ n’est pas un PPAS (Plan Particulier d’Aménagement), il ne permet pas entre autres de spécifier les affectations des bâtiments. Selon la Région, alors qu’un PPAS doit faire l’objet d’une évaluation des incidences, le RRUZ en serait exempté. Un point de vue bien commode qui permet à moindre frais d’écarter tout débat sur les incidences environnementales d’un projet de doublement de la densité du bâti dans une zone particulière. La directive européenne 2001/42/CE indique pourtant que tout projet, plan ou programme susceptible d’avoir des incidences notables sur l’environnement doit obligatoirement être l’objet d’une étude. Lors de la concertation publique sur la première version du RRUZ, et suite aux réclamations des associations, la Région a pourtant accepté d’entamer une étude d’impact.
Une étude d’impact, c’est quoi ? L’étude d’impact est un nouveau concept inventé pour la circonstance, ce n’est pas une étude d’incidence qui est le seul outil réglementaire valable. Elle aborde principalement trois domaines : l’analyse paysagère, les ombres portées et les vents induits. Elle fait par contre l’impasse sur deux aspects essentiels qu’une étude d’incidence aurait dû traiter : la mobilité (traitée dans une étude séparée qui conclut que le PUL n’est possible que quand le RER et le péage urbain seront une réalité) et l’impact socio-économique du projet. Enfin, le PUL se présentant sous la forme d’un éco-quartier-zéro-carbone (Ciel bleu et végétation en couverture, utiliser la brochure du PUL comme illustration), l’absence d’une analyse plus globale des émissions de gaz à effet de serre produite par des opérations de démolition-reconstruction devient alors incompréhensible.
Eco-quartier-zero-carbone = 130.000 tonnes de CO2 A défaut d’une étude sur l’impact environnemental du PUL, nous avons estimé l’impact carbone du PUL en nous basant sur les surfaces annoncées par le projet. Il s’agit de démolir 490.000m2 de bureaux et de reconstruire 880.000 m2 (710.000 m2 de bureaux, 110.000m2 de logements, 60.000m2 de commerces et d’équipements). Nous sommes partis du principe que les nouveaux bâtiments consommeront 15Kwh/m2/an pour leur chauffage, respectant ainsi le standard passif. Nous avons alors constaté que la destruction des bâtiments existants générera 585.620 tonnes de déchets, l’équivalent de près de 20.000 camions de 30 tonnes, soit une colonne de véhicules de près de 270 km de long. La construction des nouveaux bâtiments émettra l’équivalent de 350.000 tonnes d’équivalent CO2, autant que le production de plus de 300.000 terriens pendant 1 an. Au terme de 20 ans d’exploitation (le temps moyen d’occupation des bureaux à Bruxelles avant rénovation) et malgré les économies d’énergie permises par les nouveaux bâtiments, le projet urbain loi aura produit l’équivalent de 130.000 tonnes de CO2 supplémentaire par rapport à une rénovation des bâtiments existants.
Rue de la Loi contre vallée du Maelbeek Il n’y a de fatalité d’une puissance que lorsque l’on n’arrive pas se donner les moyens de la contrôler. Plan de Développement International oblige, nous y avons déjà perdu l’iris bien de chez nous pour un sigle quelconque qui ne fait pas beaucoup honneur à notre territoire. A laisser faire, il y a fort à parier que nous allons y perdre aussi la diversité urbaine de la vallée du Maelbeek ou bien les logements des rues de Toulouse et De Pascale. Tradition léopoldienne oblige, la concentration foncière induite par le plan se traduira par une nouvelle concentration fonctionnelle et cela ne pourra se faire au bénéfice de la collectivité y compris de la Commission européenne qui aura à payer cher son manque de discernement.
A quoi peut donc bien servir le RRUZ de la rue de la Loi :
- Si la densification de la ville doit d’abord répondre à la croissance d’une population en forte demande de logements sociaux ;
- Si le Quartier Léopold en train de devenir européen est le secteur de la ville où le vide locatif dans le tertiaire est le plus important ;
- Si la densification préconisée s’exerce d’abord sur la diversité incarnée par la chaussée d’Etterbeek et les logements des rues de Toulouse De Pascale ;
- Si la réalisation d’un éco-qaurtier-zéro-carbone doit se réaliser à un coût énergétique à ce point exorbitant ;
- Si 40 années de chantier et de chaos supplémentaires ne pourront de toute manière permettre l’émergence d’un espace public de qualité ;
- Et Si nous n’avons vraiment pas d’autre choix que satisfaire la Commission européenne, devons-nous le faire au plus cher en particulier pour améliorer une mobilité au bord de la crise de nerf ?
Le Règlement Régional d’Urbanisme Zoné de la rue de la Loi a des qualités, surtout quand il envisage pour la première fois et de manière approfondie les impacts paysagers d’un plan d’aménagement, mais il pose bien plus de problèmes qu’il n’en résout. En attendant, les nouveaux magnats de l’immobilier consultent, calculent et se saisissent de ce qu’on leur sert sur un si beau plateau vert et bleu. Rendons-nous à l’évidence : ni l’étude fédérale sur la mobilité dans le quartier européen, ni le bilan énergétique exorbitant de la démolition-reconstruction de la rue de la Loi, pas même les conclusions de l’étude d’impact qui n’est pas une étude d’incidence, et encore moins la capacité de la Commission européenne d’assumer actuellement son projet immobilier, n’arrivent à justifier l’opportunité d’un Projet Urbain Loi qui aura pour effet presque immédiat de détruire ce qui marche encore dans le fond d’une petite vallée bruxelloise où pousse, malgré tout, la fleur d’iris.
Mises en exergue
- Bilan Carbone - Quel est donc le prix environnemental que nous pouvons payer dans un contexte économique et énergétique qu’on nous enjoint à considérer avec la plus grande des précautions par ailleurs ?
- Chantier permanent - Que penser d’un paysage urbain à ce point indéfinissable qu’il faille indéfiniment y côtoyer barrières Nadar, trottoirs défoncés, engins de chantier, immeubles éventrés, panneaux d’interdiction et la poussière impalpable de nos attentes inassouvies ?
- Capitale de l’Europe - Comment pouvons nous adhérer à un projet de ville qui revendique sa primauté européenne et continue sur le terrain à se tenir consciencieusement à l’écart de ses voisins ?
- Spéculation foncière – Aux prises avec une nouvelle génération de puissants investisseurs internationalisés, pourquoi ne nous parle-t-on pas de ce qui se décide dans les salons de velours et pourquoi nous reproche-t-on de nous faire entendre de tous dans l’espace public ?
Encadré On ne résiste pas à faire une petite analogie. Imaginons que l’Organisation mondiale de la santé craigne une épidémie de grippe meurtrière pour le prochain hiver. Les multinationales pharmaceutiques s’en frottent déjà les mains... Mais au bout de quelques semaines, les prévisions alarmistes de l’OMS sont revue à la baisse : la grippe prochaine sera inoffensive. Mais les grands groupes pharmaceutiques ont déjà lancé les recherches pour un nouveau vaccin et soucieux de ne pas les contrarier, les Etats décident de vacciner tout le monde. Remplacez la grippe par les intentions de la Commission européenne, les sociétés pharmaceutiques par les promoteurs privés et le vaccin par le RRUZ, et vous avez une bonne image de la situation...