En septembre 2011, une décision de justice a permis d’arrêter le chantier d’abattage des platanes de l’avenue du Port, piloté par la Région mais fortement contesté par le mouvement associatif bruxellois auquel IEB s’est joint.
Le mois suivant, après des mois d’implication, IEB a choisi de quitter les ateliers prospectifs organisés par la Région autour de l’élaboration du Plan régional de développement durable (PRDD), dont les conclusions lui apparaissaient fixées d’avance [1]. En réponse à cette décision, le Ministre-Président Charles Picqué écrivait à IEB pour faire part de sa « profonde inquiétude quant aux répercussions que [notre] positionnement et les motifs qui le sous-tendent, avait à [ses] yeux sur la nécessaire représentativité qu’une association telle que la [nôtre] se doit d’incarner vis-à-vis de l’ensemble de la population bruxelloise pour pouvoir légitimement mener à bien les missions pour lesquelles elle est financée ».
Un an plus tard, la RTBF dévoilait les raisons pour lesquelles un subside destiné à financer les activités récurrentes d’IEB en matière de Mobilité était bloqué depuis plusieurs mois sur la table du Gouvernement bruxellois. Sous le couvert de l’anonymat, un membre du Gouvernement déclarait à un journaliste : « Pas de problème qu’IEB joue son rôle de groupe de pression et donne son avis – même critique – lors des procédures de consultation de la population à l’occasion de grands projets urbanistiques. Par contre, quand l’association introduit régulièrement des recours en annulation contre des décisions régionales, avec l’argent de la Région, la pilule ne passe pas » [2]. Le subside fut finalement débloqué. Mais il ne fallut que quelques mois pour que la Ministre Brigitte Grouwels, reprochant à l’association d’avoir relayé dans sa lettre d’information un appel à manifester contre les politiques sécuritaires et tarifaires de la STIB [3], demande la suspension de l’agrément d’IEB en matière d’Environnement.
Il ne faut pas être devin pour faire le lien entre ces événements et poser ce qui semble être un débat sur la légitimité du combat d’IEB au cours des 40 dernières années…
Un écart de plus en plus marqué
Lors de la création de la Région bruxelloise, il y avait des convergences entre les thèses défendues par les associations et les objectifs du monde politique local : se positionner fermement face aux grands projets destructeurs de l’État fédéral, satisfaire les besoins des habitants de la ville, préserver le patrimoine et l’environnement, etc. À l’époque, des associations comme IEB ont participé de manière constructive à l’élaboration d’une règlementation, insuffisante certes, mais qui a permis d’encadrer le développement urbain et d’associer les habitants aux petits et grands enjeux urbanistiques, notamment par le biais de la procédure d’enquêtes publiques.
Aujourd’hui, on constate une dégradation générale de ce cadre réglementaire pour lequel IEB s’est battue pendant près de 40 ans. Les autorités ont désormais fait le pari du développement international de Bruxelles, les grands projets et interventions déstructurantes de l’environnement urbain voient à nouveau le jour… Un contexte différent est en train de produire des effets analogues à ce que les Bruxellois contestaient alors.
Au fil du temps, la Région s’est éloignée de l’associatif, s’alliant de plus en plus avec le monde commercial en général et celui de la promotion immobilière en particulier. Une alliance renforcée par les contraintes institutionnelles. La Région, largement sous-financée, cherche à se ressourcer par la hausse des valeurs immobilières et des politiques urbaines susceptibles de convaincre des catégories plus aisées de s’installer à Bruxelles. Un mouvement qui s’inscrit dans un contexte général de renforcement de l’emprise du marché et d’internationalisation de la ville, menant les pouvoirs publics à se délester d’une partie de leurs responsabilités au profit du secteur commercial. De régulateur et d’arbitre qu’il était, l’État semble à présent se mettre au service de l’économie. Et de ce point de vue, le débat démocratique cesse d’être un atout politique pour devenir un problème.
Ces dernières années, les pouvoirs publics bruxellois ont ainsi commencé à re-cadenasser les dispositifs de concertation et de participation [4]. Mais c’est bien au-delà de Bruxelles qu’on constate un retour en arrière du pouvoir politique, une tendance à se replier sur la légitimité représentative électorale et à vouloir discréditer l’associatif lorsqu’il se montre critique et fait usage de sa capacité de parole et d’action autonomes. Le contexte actuel de crise économique rend plus difficile et plus conflictuel encore le dialogue entre l’associatif et les pouvoirs publics. Dans les pays les plus durement touchés par la crise et l’injustice sociale, la rupture de confiance est totale et la contestation dans la rue.
Bruxelles évolue, IEB aussi
De son côté, tout en perdant peu à peu sa proximité avec le pouvoir régional, la fédération des comités d’habitants a elle aussi évolué. Depuis plus de 40 années qu’elle existe, son environnement social, culturel, politique et économique a profondément changé. Elle avait donc besoin de re-fonder son action. Il y a quelques années, IEB s’est engagée dans un processus de réflexion, en s’interrogeant tant sur sa structure que sur ses modes de fonctionnement et leur articulation avec le reste du tissu associatif, qui a évolué lui aussi.
Tout en se recentrant sur son rôle d’organisation d’éducation permanente, IEB a cherché à s’ouvrir à d’autres associations et à différentes catégories sociales composant la population bruxelloise, mais aussi à rendre plus collectifs ses processus internes et à retrouver une liberté de parole qui lui avait parfois un peu fait défaut…
Dans un monde plus ouvert mais aussi plus tendu, les enjeux urbains auxquels nous sommes confrontés pèsent à nouveau lourdement sur nos modes de vie : il s’est agi d’abord de les comprendre et ensuite d’agir en cohérence avec ces constats. Ainsi, le renforcement de la dualisation socio-économique de la population bruxelloise a ramené la question sociale au premier plan des réflexions, parfois même en tension avec la question environnementale. Parce qu’elle s’en est saisie davantage qu’auparavant, IEB a dès lors pris certaines positions qui bousculent les milieux politiques.
Des mandataires politiques, irrités par le manque de docilité d’IEB ou se sentant trahis par ce "retour aux sources", montrent aujourd’hui des réactions d’incompréhension, voire de mépris et de condamnation. D’où la remise en cause des subsides de l’association, comme si la subsidiation s’accompagnait d’un rapport de subordination ou d’obéissance. Mais si IEB conteste davantage, ne serait-ce pas tout simplement parce que le contexte est devenu plus contestable ?
Certaines prises de position d’IEB sont considérées comme "trop radicales" et on s’entend même reprocher qu’elles s’inscriraient dans le "luxe" du long terme, dégagées de la réalité des rapports de force politiques. C’est vrai, nous avons ce droit et ce devoir : nous recherchons la cohérence et la pertinence sur le long terme. Une association n’est pas soumise aux mêmes contraintes qu’un mandataire politique (coalitions, répartitions de pouvoir, échéances électorales…) ; ses prises de position ne sont donc pas guidées par la recherche du consensus politique, ni subordonnées aux calendriers électoraux, elles ne prétendent pas à la neutralité et elles peuvent même se permettre une petite dose d’utopie ! Et c’est bien normal : une association comme IEB n’est ni un parti de majorité ou d’opposition, ni l’attachée de presse du Gouvernement.
Quelle "représentativité" ?
Mais c’est sur le vieux refrain de la légitimité, du nombre et de la représentativité que se concentrent les attaques contre IEB. Rappelons d’emblée que, bien que fédérant près de 90 associations et comités de quartier actifs sur des questions urbaines, écologiques et sociales, IEB ne peut pas et n’a jamais prétendu représenter la population bruxelloise dans son ensemble.
À partir des préoccupations et des activités de ses membres, IEB pense et agit à la fois comme une force collective de réflexion, d’information, d’expérimentation, de proposition, voire de contestation. S’il fallait juger de la légitimité d’IEB, ce serait donc en regard de la qualité de son action, c’est-à-dire de sa capacité à engager le débat entre ses membres et avec la société, à formuler une analyse critique ainsi qu’une évaluation des phénomènes urbains qu’elle observe de manière étayée, à prendre des positions collectivement et à stimuler l’échange de savoirs, la mise en réseau et la création d’alliances avec d’autres acteurs urbains, etc.
Certes, il n’y pas d’obligation à financer la société civile, mais invoquer un défaut de légitimité d’IEB pour en menacer le financement n’est pas honnête. Il serait plus juste de dire : "nous ne souhaitons plus financer cette fédération car elle nous gêne". Ce qui reviendrait à financer l’associatif en fonction de sa docilité... Et à piétiner au passage les principes de la Charte associative signée par nos gouvernements et reconnaissant formellement la liberté d’association, et ceux de la Région qui s’est engagée à garantir aux associations comme IEB le droit à une indépendance leur permettant de « se consacrer sans entraves aux missions qu’elles se sont assignées et pour lesquelles elles sont subsidiées » [5]. Si l’on souhaite davantage de participation et de délibération dans l’espace public, il faut en effet s’en donner les moyens.
Il n’appartient pas au pouvoir politique de décerner un brevet de légitimité aux associations, ni de s’ingérer dans leurs prises de positions. Oui, IEB peut légitimement porter un regard critique sur un processus participatif, ou décider de déposer un recours contre un projet immobilier, un plan ou une ordonnance qui violent la règlementation en vigueur. Mais IEB peut tout autant mener des projets et des alliances avec les pouvoirs publics, rendre des services nombreux à la population et même aux administrations – y compris sur le plan économique. C’est ainsi qu’IEB a récemment contribué à ce que le projet porté par la société Prowinko à l’avenue de la Toison d’or permette à la Commune d’Ixelles d’augmenter son patrimoine immobilier social pour une valeur de plus de 4 millions d’euros ; ou que certains de ses membres initient de nombreux projets d’économie sociale et durable, créateurs d’emplois locaux non délocalisables.
Des recours légitimes
Si, sur la place publique, IEB revendique le droit de participer au débat d’idées, devant les juridictions elle ne revendique rien d’autre que le respect de la légalité. Faut-il le dire... les juridictions administratives ou judiciaires n’ont pas pour mission de s’immiscer dans la liberté d’appréciation du politique, mais de sanctionner les illégalités avérées des décisions prises. D’ailleurs, reprocher à une association comme IEB ses actions en justice est contraire à la Convention d’Aarhus [6], signée par la Belgique, qui spécifie que les associations œuvrant pour la protection de l’environnement peuvent introduire des recours administratifs ou judiciaires. Un pays dans lequel la société civile se verrait interdire d’exiger des pouvoirs publics le respect de ses propres plans et règlements et la motivation correcte des actes administratifs serait-il encore une démocratie ?
Au passage, redonnons aux choses leur réelle importance. Sur ces 5 dernières années, tandis que plus de 20.000 permis d’urbanisme et de lotir ont été délivrés à Bruxelles [7], IEB a introduit 6 recours contre des permis [8]. Sur ces 6 recours, seuls 3 concernent des permis délivrés aux pouvoirs publics [9]. Un autre recours concerne la réforme du COBAT. Tous les recours actuellement jugés (mars 2013) ont été déclarés fondés [10]. Avec pour résultat une jurisprudence qui fait avancer les grands principes de la démocratie urbaine, et même parfois le droit européen [11]. Ces principes de la démocratie urbaine, nous entendons bien continuer à les défendre. Tout en jouant le rôle critique qui est le nôtre.
• Le conseil d’administration d’IEB : Gwenaël Breës (Comité du quartier Midi), Christian Dekeyser (Groupe d’Animation du Quartier européen de la Ville de Bruxelles), Chloé Deligne (Eau Water Zone), Sylvie Eyberg (Comité de quartier Le Maritime), Dominique Nalpas (Parcours citoyen), Isabelle Pauthier (Atelier de recherche et d’action urbaines), Martin Pigeon (Le début des haricots), Raphaël Rastelli (Pétitions-Patrimoine), Denys Ryelandt (Association de comités de quartier ucclois), Marco Schmitt (Association du quartier Léopold), Jean-Louis Smeyers (Comité de quartier Marie-Christine/Reine/Stéphanie), Marie-Anne Swartenbroeckx (Comité de quartier Notre-Dame-aux-Neiges de Bruxelles-Ville).