Les bateaux-logements du bassin de Biestebroeck
De mémoire de batelier, il y avait déjà des péniches sur ce quai à la fin de la dernière guerre. A cet endroit, la largeur du canal permettait à des péniches de se garer le long de la berge tout en laissant les bateaux se croiser sans difficulté.
Les premiers à s’établir le long du canal furent d’anciens bateliers qui transformaient leurs cales en espace habitable. Certaines péniches ont 5 mètres de large et permettent un cloisonnement en chambres et lieux de vie assez spacieux. Petit à petit, d’autres gens ont racheté le bateau des anciens bateliers et commencé à aménager les quais devant leur résidence.
Le Port de Bruxelles étant propriétaire des quais, chaque péniche payait un loyer au pro rata de sa longueur. Mais dans les années 80, le Port a décidé de mettre fin a cet arrangement sous prétexte que ces péniches faisaient tache dans le paysage, en raison surtout de bateaux poubelles qui traînaient là sans entretien. Cette décision du Port a poussé tous les habitants des péniches à se défendre au sein d’une association qui s’est appelée Défense de l’Habitat fluvial et son Environnement. Les habitants ont commencé à négocier tous ensemble avec le Port et ils ont obtenu un contrat de concession qui gère l’espace entre les deux ponts Paepsem et Marchand et fixe un montant annuel qui est divisé entre différents locataires en fonction de la longueur de leur bateau.
Comme d’autres demeures mobiles, les bateaux sont considérés comme du logement à part entière pour autant qu’ils ne soient pas destinés à la navigation de plaisance ou commerciale. A Bruxelles, toutes les péniches qui se trouvent dans le bief ne peuvent être destinées qu’au logement. Ce statut de bateau-logement implique que l’occupant a le droit de se domicilier dans la commune où se trouve sa résidence principale, c’est-à-dire là où il vit la plus grande partie de l’année. Les occupants de la Digue du Canal sont donc légalement inscrits au registre de la population de la commune d’Anderlecht. A Bruxelles, les péniches peuvent néanmoins se déplacer, c’est le cas pour les vacances ou pour les réparations. De même, ils peuvent recevoir la visite d’autres péniches venant d’autres sites de bateaux-logements, dont le plus proche est celui de Ronquières.
Contrairement à la Wallonie où les lieux et le nombre de bateaux-logements sont plus importants, les péniches bruxelloises sont rassemblées en un même espace et ont un seul interlocuteur pour les négociations sur les conditions de leur habitat. Celles-ci portent surtout sur les questions de sécurité, de salubrité et d’entretien des abords. Extrêmement minoritaire à Bruxelles, l’habitat fluvial n’est pas traité particulièrement par le Code du Logement. Mais les bons contacts avec la principale autorité publique, le Port de Bruxelles, ont permis de résoudre les problèmes au fil du temps. Par exemple, les équipements, inexistants dans les années 70, se sont développés progressivement. Le raccordement à l’électricité ne date que de 1998. Le téléphone est venu par après, et plus récemment Internet a été installé gratuitement.
Mais le contexte de spéculation immobilière sur les abords du canal pourrait remettre en question la zone d’habitat fluvial. Des projets de logements de standing font leur apparition au bassin de Biestebroeck. La délocalisation des entreprises au profit de projets immobiliers questionne notamment par la difficulté qu’il y aurait de trouver d’autres sites à Bruxelles pour accueillir ce genre d’activités.
Le projet de PRAS démographique envisage de transformer une partie de cette zone d’industries urbaines au bord du canal en zone d’entreprises en milieu urbain (zone mixte où les terrains industriels pourraient être réaffectés pour partie en logements et bureaux). Sur cette disposition du PRAS, la CRD (Conseil régional de Développement) a remis un avis mitigé soucieux de préserver les espaces industriels à Bruxelles. Dans le même sens, le Port de Bruxelles voudrait garder la maîtrise des quais le long du canal pour les fonctions liées au transport fluvial et pas pour du logement de luxe.
Paradoxalement, les habitants des péniches sont protégés par leur environnement peu adapté à l’implantation de nouveaux logements à cause de la pollution des sols. Pour créer des marinas, des tours et de grands projets immobiliers, l’opération de dépollution des sols nécessiterait des investissement qui devraient dissuader la réaffectation des sites industriels. Par ailleurs, les abords du canal et du boulevard Industriel sont placés en zone Seveso, c.à.d. zone où sont implantées des installations de dépôts de carburants susceptibles de provoquer des accidents de grande ampleur. Cet environnement est compatible avec l’habitat fluvial mais pas avec un projet immobilier.
Les péniches pourraient donc encore longtemps flotter à l’ombre des activités du canal.
Les habitants d’eau douce Interview de Jaco Pralle : président de l’asbl Défense de l’Habitat fluvial et de son Environnement)
Qu’est-ce qui vous a personnellement amené à vous installer ici ? Disons que il y a une 20 ans, je cherchais un logement et je connaissais des gens qui habitaient ici. J’ai eu l’occasion d’acheter une petite péniche de 20 mètres de long pour une croûte de pain car ce n’était pas encore la mode à l’époque. Et puis d’un autre côté, en devenant propriétaire, je voulais vivre mes délires de décoration et j’ai donc fait l’aménagement et la finition que je voulais ...
Vous avez pu vous domicilier ici ? Au début, la commune ne voulait pas reconnaître qu’on était des « habitants de fait ». Il a fallu d’abord créer une adresse commune -nous avons tous été domiciliés au numéro 0 de la Digue !- puis on a convenu avec la Poste d’une numérotation pour chaque emplacement de bateaux. Désormais, nous recevons notre courrier, y compris nos contributions. Le bateau est notre résidence principale et à ce titre nous sommes inscrits au registre de la population à Anderlecht.
Quelles sont les contraintes liées à un bateau habitable ? Est ce qu’il y a un contrôle technique par exemple ? Il y a un contrôle technique parce qu’il y a une réglementation qui existe en matière de navigation de bateaux. Il y a des exigences strictes au niveau de la coque. Tous les bateaux qui sont ici ont été sondés à la demande du Port de Bruxelles. C’est comme un contrôle technique où l’on vérifie l’état du bateau. Quand je l’ai acheté, je l’ai aménagé avec les moyens que j’avais. Ça nécessite une grande connaissance en bricolage, il faut au moins savoir souder. L’entretien du bateau est continu. Vers 2005, j’étais un peu plus à l’aise financièrement et je suis repartis en chantier pour refaire le fond.
Êtes -vous raccordé aux services d’eau, gaz, électricité ? Fin des années 90, l’ASBL a demandé un raccordement à l’électricité. Le Port a accepté de financer les travaux qu’on lui rembourse chaque année. Quand je suis arrivé ici en 1987, il n y avait pas d’électricité. C’était la débrouille : groupe électrogène, convertisseur, batteries et même des éoliennes. J’avais moi-même un groupe électrogène. Ca nous a appris à considérer l’électricité d’une façon tout à fait différente. On allume la lumière dans une pièce et on éteint dans l’autre, sinon au bout de 2 à 3 heures les batteries sont plates Ça apprend à mieux gérer les ressources. Même chose pour l’eau, car on n’est pas raccordé directement mais nous avons des citernes alimentées par l’eau de ville.
La nécessite vous a amené à vous organiser collectivement ? On a toujours fait des choses ensemble tout en restant individualiste. Par exemple, en 2010, quand il y a eu le débordement du canal, nous sommes allés chez les uns et les autres et on veillait mutuellement à ce que certains bateaux qui risquaient de se poser sur le quai soient repoussés pour qu’ils restent bien dans l’eau. Ce n’est pas le genre de choses qu’on fait tout seul ici avec des bateaux de 70 à 300 tonnes...
Quelles nuisances subissez-vous ? Principalement les remous causés par les bateaux qui passent trop vite. Ça fait tout bouger. Malgré la réglementation pour limiter la vitesse, une péniche a failli couler à cause d’un bateau qui faisait de l’excès de vitesse. Autrement, nous subissons le bruit d’un car-wach installé un peu plus loin. Le samedi et dimanche, ils lavent les voitures en mettant la musique très fort et il y a aussi beaucoup de papiers qui volent dans l’air et s’éparpillent chez nous.
Vous sentez-vous menacés par les projets de reconversion d’entreprises en logements de standing ? Dans le court terme, non, mais pour le moyen et le long terme c’est difficile à dire. Les terrains ici ont un problème considérable de pollution. On voit mal avec la crise actuelle que ce genre de projet pharaonique puisse trouver des investisseurs et encore moins l’aval du Port qui défend la fonction économique sur ses terrains.
Comment voyez-vous votre avenir ici ? Il faut être attentif en permanence pour protéger notre situation. Il n’y a pas si longtemps, l’ancien Conseil d’Administration avait demandé trop tard la prolongation du contrat de concession avec le Port de Bruxelles. Il a fallu tout renégocier. Et maintenant que je suis le président du CA, nous essayons d’être plus vigilant à la gestion. Le nouveau contrat stipule que 6 mois avant l’échéance, il faut faire la demande de renouvellement et si dans 3 mois on a pas de nouvelles, le bail est reconduit d’office. Ce qui était le cas le 29 novembre puisque le contrat se terminait le 29 février. Et donc nous avons fait la fête car on est reparti pour 9 ans. Nous espérons éviter les circonstances ou les cas de force majeure qui remettraient en question notre installation ici.
Mohamed Benzaouia et Almos Mihaly