Les terres promises des gens du voyage
L’un des obstacles majeurs de ces habitats hors normes, qu’il s’agisse de yourtes, chalets, caravanes, containers ou autres tipis, est la possibilité de trouver un terrain où s’installer. La difficulté de trouver un endroit où se poser légalement rend souvent précaire la situation des usagers de ces habitats. Les lieux où s’installer en Belgique avec des caravanes ou une autre forme d’habitat ne sont pas légions. Et pourtant la problématique est loin d’être neuve.
Dès 1982, un arrêté de l’exécutif de la Communauté française octroyait des fonds aux provinces, communes et autres pouvoirs subordonnés en vue de l’acquisition, l’aménagement et l’extension de terrains de campement en faveur de « nomades ». Cette subvention, toujours en vigueur, est susceptible de couvrir 60% du coût total des aménagements. En région wallonne, depuis 2003, l’article 44 du Code du logement assure la mise en œuvre de cette disposition [1]. Mais rien de tel en région bruxelloise si ce n’est la résolution du Parlement bruxellois du 20 février 2004 relative à la création de plusieurs terrains de transit destinés aux gens du voyage. Selon cette résolution, il est demandé aux autorités compétentes « de sélectionner, d’affecter, d’aménager et d’équiper plusieurs terrains de transit d’une superficie minimale de 2 000 m2 destinés au stationnement des gens du voyage pour une période n’excédant pas trois semaines ». Il leur est encore enjoint « d’aménager les terrains de transit, notamment en les stabilisant et en assurant des voies d’accès et de manœuvre, et de les équiper d’arrivées d’eau, de bornes d’incendie et d’éclairage public », ainsi que « d’assurer le ramassage des immondices par les services de la Région ».
Huit ans plus tard, seule la Ville de Bruxelles a donné suite à cette résolution. En 2010, le Conseil communal de la Ville de Bruxelles a voté la mobilisation d’un crédit de 800 000 euros pour l’aménagement d’un terrain de 40 ares destiné aux gens du voyage à Haren, rue de la Grenouillette pour 21 emplacements avec sanitaires. Le terrain a été mis à disposition par le CPAS de Bruxelles pour une durée de 27 ans. Dès son ouverture en 2011, il a fait le plein de caravanes, signe évident de sa nécessité.
En encadré : Le terrain de la Grenouillette à Haren a été inauguré en octobre 2011. Une caravane peut s’y établir jusqu’à trois semaines (21 jours) d’affilée, et ce au maximum trois fois par an. Chaque caravane reçoit une connexion distincte pour l’eau et l’électricité. Une place sur le site revient à 5 euros par jour par caravane. Le ramassage des déchets ménagers est inclus dans le prix. À l’arrivée, une caution de 100 euros est demandée.
Mais moins d’un an plus tard, le 15 juillet 2012, en pleine période électorale (est-ce un hasard ? [2]) La Ville annonce la fermeture du terrain pour cause de travaux de réfection durant 2 à 3 mois. Or il n’y a pas d’autres terrains d’accueil officiel en région bruxelloise si ce n’est un petit terrain à Molenbeek qui n’accueille que six familles et qui est en voie de fermeture : les habitants actuels peuvent y demeurer jusqu’à leur mort mais aucun nouvel occupant n’est accepté.
Les deux autres régions disposent de quelques terrains mais ils sont loin de répondre à la demande. La Flandre est la plus accueillante avec 29 sites publics résidentiels, offrant au total 469 emplacements, et 5 terrains publics de séjour temporaire (78 emplacements au total). Cette offre ne permet de couvrir qu’à peine 50 % des besoins, obligeant le plus souvent les familles à s’installer avec leurs caravanes sur des sites privés, dans l’illégalité, en vivant donc sous la menace constante d’une expulsion [3]. Quant à la Région wallonne, la situation y est particulièrement floue car s’il existe bien quelques terrains aménagés, l’arbitraire reste la règle et les expulsions sont nombreuses.
Le résultat de ce déficit est que non seulement de nombreuses familles ne peuvent trouver où se loger légalement, mais en outre, les terrains existants sont surpeuplés, ce qui entraîne une dégradation des conditions de vie. Les communes qui ont créé des terrains sont confrontées à des taux d’occupation excessifs, avec les problèmes que cette situation génère. Ce qui dissuade les autres communes d’aménager à leur tour des terrains.
Si, outre les sites aménagés dans la durée pour l’habitat nomade, toutes les communes pouvaient accepter l’usage temporaire de terrains affectés provisoirement à l’accueil de ces habitats mobiles (grands parkings, terrains temporairement inoccupés, pâtures,...), cela constituerait sans nul doute une première avancée.
Vers une reconnaissance de l’habitat mobile
L’inacceptabilité de la situation décrite ci-dessus fut dénoncée en 2010 par la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH) auprès du Conseil de l’Europe. Le Comité européen des droits sociaux fit droit à la réclamation en mars 2012 constatant le manque de terrains disponibles et l’action insuffisante de l’État et des Régions pour y remédier [4].
Le Comité releva également d’autres éléments de nature à fragiliser la situation des gens du voyage, notamment le fait que la caravane ne soit pas reconnue juridiquement comme un « logement ». Le référent principal reste l’habitat sédentaire avec diverses conséquences légales à la clé : leurs occupants peuvent être expulsés pour infraction aux règlements de police interdisant le stationnement d’un véhicule à la même place plus de 24 ou 48 heures ; n’étant pas un logement, la caravane peut d’office être considérée comme un habitat insalubre, quel que soit son état ; enfin, les autorités municipales pourront plus facilement refuser un permis d’urbanisme.
En 2004, la Flandre a modifié son Code du logement pour reconnaître la vie en roulotte et lui conférer la qualité de logement. La Région bruxelloise lui a emboîté le pas, mais nettement plus tardivement, par une ordonnance de janvier 2012 qui reconnaît l’habitat sur roue [5]. Insuffisant, selon le Comité européen des droits sociaux ! En effet, cette reconnaissance ne s’est pas accompagnée d’une adaptation des critères qualitatifs du logement (salubrité, sécurité, habitabilité), de sorte que la grande majorité des caravanes peuvent être déclarées inhabitables. Vincent Lurquin, parlementaire bruxellois porteur de l’Ordonnance, avait d’ailleurs relevé ce danger : « nous pouvons modifier le Code du logement. Toutefois, il faudra veiller à ce que les normes de qualité ne s’appliquent pas dans leur intégralité à ce type d’habitat, sous peine de devoir fermer l’ensemble des caravanes » [6]. La Région wallonne, elle, n’a toujours pas reconnu l’habitat sur roue comme logement [7].
Encadré : Des terres d’accueil conformes au Plan régional d’affectation du sol (PRAS) Les terrains aménagés pour les gens du voyage peuvent être légalement implantés dans l’ensemble des zones du PRAS. C’est l’enseignement que l’on peut tirer de l’arrêt du Conseil d’Etat n° 26.986 d’octobre 1986. Il y est dit pour droit que ce type d’installation relève de l’équipement communautaire et d’utilité publique. Cela fait de ces terrains des « équipements d’intérêt collectif ou de service public » au sens du PRAS, admissibles dans toutes les zones. Cette analyse a été confirmée par le secrétaire d’État régional à l’urbanisme qui concluait en ces termes : « Cette conception devrait permettre qu’ils soient théoriquement admis dans toutes les zones, pour autant que les communes acceptent de les accueillir sur un terrain relevant de leur compétence. »
Pouvoir se poser plus longtemps
Pour certains, surtout en période de crise du logement, l’objectif premier n’est pas nécessairement de mener une vie nomade mais la possibilité de disposer d’un habitat bon marché adapté à un mode de vie moins normé ou adapté [8]. De nombreux usagers des habitats mobiles sont loin d’être allergiques à une vie plus sédentaire et souhaiteraient avoir la possibilité de séjourner dans des sites plus stables. Les gens du voyage sont eux-mêmes à la recherche de ce qu’ils appellent les « terrains familiaux » vu les difficultés à trouver des terres de transit. Les « terrains familiaux » permettent de pérenniser l’attache à un territoire (scolarisation des enfants, domiciliation administrative, vie locale, liens sociaux) tout en pouvant se déplacer en fonction des opportunités professionnelles ou des occasions familiales. Mais ces sites semi-sédentaires se heurtent encore bien plus aux questions de légalité que les sites d’accueil temporaire. Comme pour tout type d’usage du sol, le placement d’une caravane ou de tout autre habitat à demeure sur un terrain privé est soumis à l’obtention d’un permis d’urbanisme. En Belgique, le nombre de permis urbanistiques accordés par les communes à des familles de gens du voyage est particulièrement bas. La possibilité pour les gens du voyage de résider sur un terrain privé, même lorsqu’ils ont les moyens financiers d’en acheter ou d’en louer, reste largement théorique et ne permet absolument pas de compenser l’insuffisance de terrains publics.
Selon les informations de la FIDH, aucune famille n’est parvenue à obtenir un permis pour vivre en caravane sur un terrain privé en région wallonne (voir à ce sujet le témoignage dans l’encadré) ou bruxelloise. En Flandre, seules deux familles ont pu obtenir un tel permis pour placer une caravane sur leur terrain.
Encadré : Témoignage d’une expulsion [9] Le cas de la famille Landauer illustre la précarité de la situation des gens du voyage installés sur des terrains privés : en juillet 2011, cette famille s’est vu ordonner par la Région wallonne de transformer le chalet en abri de jardin et d’évacuer les caravanes du terrain où elle vivait et était domiciliée depuis 30 ans. Cette famille avait loué ce terrain pendant des années sans jamais être inquiétée d’une absence de permis d’urbanisme pour le chalet ou les caravanes. Elle en était devenue propriétaire trois ans auparavant, et payait depuis lors un revenu cadastral pour maison modeste pour le chalet, construit en 1988. La Région wallonne précisa dans un courrier daté du 22 juillet 2011 que la situation ne pourrait pas être régularisée et qu’un permis d’urbanisme ne serait pas délivré. La famille fut dès lors tenue de quitter les lieux pour le 22 février 2012, sous la menace de poursuites judiciaires par la Région.
Des injonctions paradoxales
La modification des normes n’est certainement pas suffisante. Alors que la loi française autorise de plus en plus des habitats légers, expérimentaux et d’urgence, les dispositifs d’expulsion se multiplient faisant preuve d’une ingérence disproportionnée au nom de la préservation de l’intérêt public. Tout le monde a gardé en mémoire la saga de l’été 2010 avec l’évacuation outrageante de 300 campements de Roms en France sur base d’une circulaire ultérieurement annulée partiellement par le Conseil d’État car la mesure ciblait les Roms. Un an plus tard, c’est l’adoption de la loi Loppsi II du 14 mars 2011 qui permet l’expulsion dans un délai de 48h des installations sans autorisation. Les autorités semblent reprendre des deux mains ce qu’elles ont concédé avec parcimonie. Certes la loi française oblige les communes à mettre en place des terrains d’accueil, mais ces terrains sont à l’écart, clôturés, surveillés ; ce sont des espaces de relégation. Les emplacements se trouvent régulièrement sur des échangeurs auto-routiers ou en zones polluées.
« Dépourvues de toute espèce d’attractivité ces aires dédiées à l’exercice du mode de vie en habitat mobile deviennent parfois des poches de non-mobilité pour ne pas dire des culs-de-sac sociaux. La pénurie de ces équipements sur l’ensemble du territoire, conjuguée à la menace d’expulsion qui pèse sur les familles en dehors de ces sites aménagés, génère des stratégies d’appropriation des aires d’accueil par certaines familles (paiement d’emplacements laissés vacants le temps d’un déplacement car ne voulant pas se retrouver sans solution d’accueil à leur retour, transmission d’emplacements au sein d’un même groupe, occupation annuelle des aires par celles n’ayant plus de moyens ou l’énergie de pratiquer le voyage...). Lorsque la présence tsigane ne se renouvelle pas, lorsque la circulation n’a plus sa place sur ces aires, les pouvoirs publics s’en mêlent en réactivant la mobilité comme principe conditionnant l’existence de ces lieux. C’est en cela que l’aire d’accueil est bien le terrain des Gadjés : elle est voulue, conçue, construite et gérée par eux » [10].
« A se demander si la loi ne sert pas plus à cantonner les voyageurs dans des espaces définis et à donner le pouvoir de les expulser partout ailleurs » [11]. Chez nous, Céline Romainville et Nicolas Bernard résument ainsi « le lourd destin des gens du voyage : leur mode de vie ambulant éveille soupçons, méfiance et hostilité [...] mais voudraient-ils s’installer, on les en empêche également. »
Vers une sédentarisation des pratiques
Sous l’angle juridique, il s’agit sans doute de reconnaître administrativement la place d’un type d’habitat aujourd’hui discriminé alors que sa pratique se généralise notamment avec la crise du logement. Sur un plan politique, il s’agit de trouver des réponses de droit commun, dans une philosophie de biens communs et sans stigmatiser l’une ou l’autre catégorie, tout en trouvant des réponses adaptées et évolutives sans tomber dans les normativités supra-contrôlantes. Alors qu’aucun gouvernement ne trouve les moyens de produire suffisamment de logements accessibles dans des délais acceptables, il apparaît tout simplement inique d’appliquer strictement des règlements d’urbanisme pour expulser des personnes de ce qu’elles ont pu se donner comme logement. On y verra un parallélisme évident avec la pression exercée aujourd’hui sur les chômeurs pour leur enjoindre de travailler alors que la crise économique nous confronte à une large pénurie d’emplois.
En France, des maires et des tribunaux ont pris fait et cause pour des habitats précaires. En Ariège, à Arrout, en 2008, le maire a considéré, concernant une yourte installée sur un terrain privé sans autorisation et permis que « le manque criant de locations et les prix prohibitifs des logements actuels pénalisent l’installation de populations en quête d’un domicile. Le droit au choix d’une habitation modeste n’est rien d’autre qu’une expression des libertés fondamentales ».
L’habitat léger ne doit pas être un prétexte pour éviter des logements sociaux et ne doit pas se développer faute de mieux [12]. Ses utilisateurs doivent pouvoir accéder à un logement classique s’ils le souhaitent. Mais nombreux sont ceux qui voient l’habitat léger comme une façon d’accéder à la propriété et qui vivraient comme une régression sociale le retour au locatif surtout si c’est pour rejoindre une barre déshumanisée. Habiter autrement est souvent stigmatisé ; on en parle en termes d’indignité, d’indécence, d’insalubrité, de trouble à la sécurité et à l’ordre public. Or, c’est souvent moins la précarité de l’habitat qui fragilise les populations que les mesures stigmatisantes et contrôlantes prises à leur égard.