Henri Lefebvre fait partie de ces chercheurs, sociologues marxistes pour la plupart, qui, dans les années soixante en France, ont mis l’urbanisation massive, la ville et ses métamorphoses sur la table des discussions scientifiques et politiques. Pour ces penseurs critiques et pour Lefebvre en particulier, les enjeux « urbains » avaient été jusqu’alors sous-estimés et laissés à la discrétion des techniciens et spécialistes (les urbanistes), de l’Etat (gestionnaire) et, bien sûr, des acteurs et du système économiques. Il était urgent que les scientifiques (philosophes compris [1]) et les forces sociales (la classe ouvrière pour Lefebvre) s’en emparent pour faire de la « problématique urbaine » leur question. Se réapproprier la « Ville » – par la construction d’un véritable débat public, par la construction d’un savoir scientifique digne de ce nom, par l’appropriation physique et l’autogestion de la ville – semble être l’objectif du « Droit à la ville » (1968) comme d’ailleurs des autres livres de Lefebvre sur l’urbain. Reste à savoir, et nous ne prétendrons pas épuiser la question, ce que Lefebvre entend par le concept de « Ville », ce qu’il met dans la « problématique urbaine » et en quoi elle peut constituer une revendication, celle du « droit à la ville ».
L’industrialisation et l’urbanisation
L’industrialisation, démarrée à la fin du XVIIIe, va induire un processus d’urbanisation du monde qui n’a pas cessé depuis lors. L’urbanisation s’est produite « spontanément » là où les industries s’installaient, c’est-à-dire près des matières premières, des sources d’énergie, des voies de circulation (fluviales puis ferroviaires), des sources de main-d’œuvre. Le développement urbain suit ainsi les besoins de l’industrie : construction d’usines, de voies de circulation nouvelles, puis plus tard de logements, etc.
L’industrie produit un espace nouveau qui n’épargne ni les villes historiques ni les campagnes. Qu’elle s’installe directement dans les villes (ce qui est plutôt exceptionnel), ou qu’elle s’installe hors des villes (dans les campagnes donc où elles créent de nouveaux pôles urbains), l’industrie s’accapare l’espace. Les campagnes s’urbanisent et les villes se détériorent – à la fois la ville s’étend (urbanisation) et à la fois elle se dissout (elle perd ses qualités premières), c’est là une contradiction fondamentale. L’industrie, qu’elle s’y installe directement ou non, s’approprie les centres historiques : c’est là que se concentrent le pouvoir, les richesses et capitaux (banques, bourses, etc.), les résidences des dirigeants, la main-d’œuvre, etc. Autrement dit, l’industrie a besoin de la ville (i.e. de la ville historique) mais elle la reconfigure totalement.
Désormais noyautée par l’industrie, la ville attire à elle la main d’œuvre. Les travailleurs affluent en masse vers les nouveaux lieux de production et les villes qui leur sont attachées. Se crée ainsi une « armée de réserve » de travailleurs qui, arrachés à leur mode de vie (déracinés de leur lieu et de leurs liens sociaux traditionnels), s’entassent dans les quartiers pauvres qui leur sont réservés. Décrivant la situation de la nouvelle classe laborieuse en Angleterre en 1845, F. Engels avait noté combien l’espace urbain en train de se constituer comportait déjà des divisions et hiérarchies. La ségrégation apparaît donc et entame ce que Lefebvre considère comme une des qualités premières de la ville : sa capacité à rassembler et à faire se rencontrer toutes les classes sociales (y compris sur le mode du conflit).
Ségrégation spatiale et perte de centralité
Par ailleurs, en s’étendant comme elle le fait (notamment par ses périphéries qui, déjà, prolifèrent), la ville perd une autre de ses qualités : la « centralité ». On assiste à un « éclatement de la ville traditionnelle, de sa morphologie, de sa réalité pratico-sensible » (Droit à la ville, ch. 15, thèse 3). Pour Lefebvre, la ségrégation pointée par Engels dans les villes industrielles relève bien d’une « stratégie de classe », la nouvelle classe dominante formée entre autre par les industriels. L’Etat n’est toutefois pas en reste. Le cas des travaux menés par Haussmann à Paris, sous l’égide de Napoléon III, est à cet égard paradigmatique. Le projet de démolition et de reconstruction (percer des boulevards droits et larges, quadriller et rationaliser la ville) doit mettre un terme au « désordre » urbanistique (Paris est encore une ville de type moyenâgeux avec ses dédales de ruelles tortueuses) et politique (les prolétaires, sans cesse plus nombreux et rassemblés, constituent un danger pour l’ordre dominant).
Briser, par l’organisation spatiale proprement dite, les possibilités d’émeutes ne suffit pas, il faut écarter les ouvriers du centre de Paris. Or, en stimulant la rénovation ainsi que la spéculation sur les terrains et les immeubles de certains quartiers de la ville, on expulse de facto les classes pauvres, incapables de payer les loyers en hausse, et on attire les classes riches. Un autre objectif, économique cette fois, est alors atteint : à l’instar de Londres, Paris se donne les moyens de devenir un centre fort de richesse et de pouvoir (un « centre de décision »). Se dessine ainsi une politique assumée de ségrégation (dans des quartiers délimités) et/ou d’exclusion de la classe laborieuse hors de la ville.
En intervenant comme il l’a fait, l’Etat bonapartiste a mis un terme à « la vie urbaine » qui caractérisait le Paris pré-haussmannien. En expulsant le prolétariat du centre urbain, c’est autant la « vie urbaine » que l’on détruit que la démocratie que l’on empêche dans la mesure où, portée par le prolétariat, la démocratie (i.e. la démocratie radicale qu’a toujours visée Lefebvre) menace « les privilèges de la nouvelle classe dominante ». La centralité – qualité principielle de la ville – est pervertie : elle n’est plus cette condition de la « vie urbaine » mais devient une centralisation du pouvoir et de la richesse. La ville devient un « centre de décision ».
La Commune de 1871 sera interprétée, par Lefebvre, comme une réappropriation par le prolétariat de la ville et de la vie urbaine dont il avait été écarté. Les visées stratégiques d’Haussmann furent, un temps, mises en échec : les barricades se sont reconstruites, plus hautes et plus solides que jamais, les ouvriers ont repris possession de Paris, « dans une atmosphère de fête (guerrière, mais éclatante) » [2]. Toutefois, « la stratégie haussmannienne » a repris le dessus. Elle s’est même « étendue et aggravée » même si, précise Lefebvre, les phénomènes (empiriques) diffèrent (entre l’Amérique et la France notamment) [3]. Sans pouvoir nuancer ici les transformations historiques (des XIXe et XXe siècles), soulignons que les interventions étatiques massives de la seconde moitié du XXe siècle ne démentiront pas une telle stratégie de classe.
Le XXe siècle : renforcement des tendances lourdes du XIXe
Dans le courant du XXe siècle, l’Etat devient un agent-clé de l’organisation socio-spatiale (des villes comme du territoire). La question du logement est à cet égard exemplaire. Le problème du logement (essentiellement celui qui affecte la main-d’œuvre, employée ou au chômage, des industries) n’a cessé d’être souligné et débattu tout au long du XIXe mais il n’a été pallié que par quelques initiatives privées [4].
L’Etat, dans la conception libérale qui prévalait, n’avait pas à s’occuper de cette matière ni d’ailleurs des conditions de vie des ouvriers de manière générale (la « question sociale »). Progressivement, l’Etat prend le relais des initiatives privées en matière de logement ; pour le réglementer d’abord, pour l’initier parfois directement ensuite. La crise du logement s’accentue avec les deux guerres mondiales. En allant vite, l’après 1945 en France est marqué par une « urgence » qui justifie de construire vite et à moindre coût d’immenses projets de logement. Ces projets s’inspirent nettement du mouvement moderniste synthétisé dans la fameuse Charte d’Athènes des C.I.A.M. (Congrès internationaux d’architecture moderne).
Il s’agit plus que jamais de « rationaliser » la ville et l’espace industriels (comme on a organisé la production), de les rendre « cohérents », mais aussi d’assurer un maximum de confort à un maximum de population (il s’agit désormais de solutionner la « question sociale »). Réduites grosso modo au travail, au repos (reproduction de la force de travail), aux loisirs et à la circulation, les « fonctions humaines » sont réparties en autant d’espaces. Cette logique entérine l’éclatement de la ville et de la « vie urbaine » entamé au XIXe. Les rues et espaces publics, les centres historiques et polyfonctionnels sont proscrits. Le logement des masses [5] se construit et se concentre hors des centres urbains mais aussi hors des lieux de production (auxquels on accède par la voiture). On voit ainsi apparaître les fameuses « banlieues » et « villes nouvelles » qui, aujourd’hui plus que jamais, occupent tant les sociologues urbains ainsi que les politiques (françaises) « de la ville ».
Réalisé par le grand ensemble, le concept d’ « habitat » recouvre une « somme de contraintes » (« fonctions, prescriptions, emploi du temps rigides ») qui contamine l’ensemble de la vie quotidienne (Droit à la ville, ch.1). Le mode de vie induit par « l’habitat » est, pour tout dire, médiocre et même misérable : « la misère de l’habitat », c’est « celle de l’habitant soumis à une quotidienneté organisée (dans et par la société bureaucratique de consommation dirigée) » (Droit à la ville, ch. 15, thèse 6). L’habitat perd toutes les qualités de la fonction anthropologique qu’est « l’habiter » [6]. « Jusqu’alors, ‘habiter’, c’était participer à une vie sociale, à une communauté, village ou ville. La vie urbaine détenait entre autres cette qualité, cet attribut. » Les propriétés de l’habiter comme « la plasticité de l’espace, le modelage de cet espace, l’appropriation par les groupes et individus de leurs conditions d’existence » sont niées. Autrement dit, la logique de l’habitat renvoie à une forme de vie quotidienne formatée – aliénée et aliénante – dénoncée également par Debord, complice un temps de Lefebvre, et résumée par le fameux slogan de 68’ : « Métro – boulot – dodo ». « Il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre la vie quotidienne de celui qui court de son logement à la gare proche ou lointaine, au métro bondé, au bureau ou à l’usine, pour reprendre le soir ce même chemin, et venir chez lui récupérer la force de recommencer le lendemain. » (Droit à la ville, ch. 12)
Ainsi si l’espace a été organisé, dès les débuts de l’industrialisation capitaliste, au profit de celle-ci (afin d’optimiser la production), il est désormais organisé pour optimiser les travailleurs et les consommateurs dans leur rôle. Isolés (du centre urbain, les uns des autres, du lieu de production, des autres activités humaines), dépossédés de leur capacité à fabriquer leur environnement et leur vie quotidienne (capacité qui correspond au besoin d’« habiter »), séparés de leurs désirs de jeu et de fête (dépenses improductives), niés dans leur besoin de vie collective et d’activité créatrice, les individus sont aliénés. Le jeu, la fête ou même la culture sont réduits à des simulacres organisés pour remplir le temps des loisirs (qui, de plus en plus, grignote le temps de la production). Le tourisme (consommation de lieu), le sport ou l’art encore sont entrés dans la consommation. La ville elle-même est réduite à n’être qu’un produit défini par sa valeur d’échange. Non seulement elle entre dans le circuit de la production des produits (elle est un moyen de production), mais elle est elle-même réduite à n’être plus qu’un produit (qu’on consomme). Or la ville a toujours été une œuvre, définie par sa valeur d’usage. C’est cette valeur que Lefebvre propose de reconquérir.
Le droit à la ville
Dans une telle perspective, le droit à la ville déborde largement le droit à accéder à la ville dans sa réalité physique. La « ville », pour Lefebvre, est un concept qui recouvre des besoins anthropologiques, une société et un mode de vie (la « vie urbaine ») riches et inventifs, des désirs de libération incompatibles avec les exigences et finalités du capitalisme. Se réapproprier la ville (avoir « droit à la ville ») signifie autant l’accès à la centralité (pour ceux qui en ont été exclus) et la suppression de la ségrégation qu’une réappropriation, et même une conquête, des qualités et valeurs associées à l’émancipation. Ainsi, « le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. » (Droit à la ville, ch. 13) Est ainsi visée ici la désaliénation, c’est-à-dire une reconquête par l’homme de ses besoins et désirs via une désaliénation de son lieu de vie (donc une réappropriation de celui-ci).
Lefebvre se défend d’une quelconque nostalgie de la ville ancienne. Ce qu’il propose de retrouver ou de réactiver ce sont avant tout les qualités et valeurs de la « ville » et non la forme même des villes anciennes. Il ne joue pas la ville historique contre la ville « moderne ». Ce qui est problématique dans cette dernière est le fait que l’urbanisme et la logique de l’habitat se sont présentés comme une technique neutre de mise en forme de l’espace. Pour ce faire, l’urbanisme a défini et réduit les « besoins humains » à des fonctions abstraites (se loger et se reposer, circuler, etc. – fonctions qui ont guidé le découpage de la ville) sans travail scientifique préalable, alors même que l’urbanisme prétend à la scientificité, et sans projet politique assumé. Or, derrière la « neutralité » de l’urbanisme se jouent bel et bien des options politiques et économiques qui orientent la vie individuelle et collective. Pour le dire autrement, c’est l’idéologie productiviste et consumériste qui sert de gouvernail. Les besoins tels qu’ils sont définis et tels qu’ils sont comblés sont les besoins nécessaires à la société capitaliste – l’homme ainsi défini est celui dont le mode de production a besoin. « Seuls jusqu’ici les besoins individuels, avec leurs motivations marquées par la société dite de consommation (la société bureaucratique de consommation dirigée) ont été prospectés et d’ailleurs plutôt manipulés qu’effectivement connus et reconnus. » (Droit à la ville, ch. 12 [7]) D’où l’appel de Lefebvre à une science nouvelle de la ville [8] et même à un « nouvel humanisme » (ch. 12) : il faut envisager un homme (« l’homme urbain ») qui, rompant avec la condition misérable qui lui est fait, renoue avec ses désirs et besoins d’émancipation.
Le droit à la ville est dès lors fondé sur un programme politique radical. Se réapproprier la ville – comme les communards (contre les plans d’Haussmann) – pour se réapproprier sa propre vie et réinventer une vie collective digne de ce nom, tel semble être la ligne directrice. Pour amorcer cette société nouvelle (la « société urbaine » proprement dite), Lefebvre affirme la nécessité d’une force politique (le prolétariat, à réinventer sans doute [9]) et en appelle à une « autogestion généralisée ». En aucun cas le droit à la ville ne peut se réduire à la « participation » [10]. Celle-ci n’est rien d’autre qu’une idéologie qui « permet d’obtenir au moindre prix l’acquiescement des gens intéressés et concernés. Après un simulacre plus ou moins poussé d’information et d’activité sociale, ils rentrent dans leur tranquille passivité, dans leur retraite. N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà un nom. Elle se nomme auto-gestion. » (Droit à la ville, ch. 11) On ne peut dès lors comprendre le droit à la ville sans l’avoir préalablement réintégré dans la critique lefebvrienne de l’Etat (critique libertaire sans aucun doute).
Cela étant précisé, le droit à la ville demeure un concept relativement flou, susceptible de faire l’objet de nombreuses interprétations. Quant au livre « Le droit à la ville », qui se distingue de la stricte revendication à un droit à la ville, il comporte des réflexions qui débordent largement, on l’aura compris, la sociologie urbaine. Les enjeux politiques, épistémologiques et philosophiques qui en tissent la trame motivent un projet pour le moins ambitieux. Il s’agit, d’une part, de dégager, pour les transformer, les cadres et paradigmes de pensée qui conditionnent les savoirs et sciences et, d’autre part, de tracer les contours d’une possible transformation de la société et de l’homme vers l’émancipation. C’est sans doute une véritable gageure que de vouloir le résumer ou même le présenter [11]. Mais il est tout aussi périlleux de n’en retenir que les observations empiriques sur la ville ou les seules propositions sur le droit à la ville. Celles-ci n’ont de sens que comprises dans les analyses globales de la société fournies par Lefebvre. Il s’agit tout à la fois, pour l’auteur, de saisir la société en train de se constituer (celle dont nous sortons et celle vers laquelle nous allons, l’hypothétique « société urbaine »), ses tendances lourdes et ses possibles afin de les orienter. Double projet donc : scientifico-philosophique et politique. Reste à évaluer la pertinence du projet et aussi la pertinence du rôle de la « Ville » dans un tel projet.