Les années inexpérimentales
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Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands de doute, éditions Le Pommier, 2012.

Les marchands de doutes

mercredi 30 mai 2012, par Sophie Deboucq

Si ce n’était pas un livre historique, philosophique et politique, ça pourrait presque être un roman. Ou plutôt, ça devrait être un vrai polar, avec des crimes, des mensonges, des détournements, des falsifications. Malheureusement pour les protagonistes, ce n’est pas un roman, c’est le récit d’une longue série de mensonges organisés par des lobbies industriels afin d’éviter toute régulation qui mettrait en danger leurs intérêts. Il y a bien des crimes, mais contrairement au roman, on ne retournera pas à notre vie quotidienne de la même manière, car les protagonistes c’est nous.

Le livre d’Oreskes et Conway a déjà fait parler de lui, et ce à raison. Le cœur de l’ouvrage est consacré à plusieurs études historiques poussées : comment les industries du tabac, de l’énergie, de la chimie, du pétrole ont sciemment organisé le doute à propos des risques liés à leur produit. Pour le tabac on le sait, l’industrie était au courant du lien entre tabagisme et cancer du poumon depuis longtemps, mais elle a mis en place des stratégies précises visant à retarder toute réglementation contraignante. Tenter de faire penser que les choses ne sont pas certaines, à l’aide de financements de la recherche sur d’autres causes pour détourner l’attention, de lobby, de détournement d’information ou de vrais mensonges, la panoplie des outils mis en place est très large. L’industrie du tabac a finalement été condamnée pour ces pratiques en 2006, pour avoir « préparé un plan destiné à tromper les consommateurs et consommateurs potentiels sur les dangers du tabac » [1] car ils savaient depuis les années 50 que le risque était bien réel, mais ont tout mis en œuvre pour le minimiser.

Quels liens avec la couche d’ozone, l’industrie balistique, les CFC, le DDT ou le réchauffement climatique ? Il faut bien mettre « liens » au pluriel. Tout d’abord, il s’agit des mêmes stratégies argumentatives, des mêmes manières de créer le doute, de la même rhétorique, du même genre d’omissions, de détournement d’information, de la même manière de sortir des informations de leur contexte pour leur faire dire l’inverse de ce pour quoi elles ont été créées. Mais il y a un autre lien , plus souterrain, qui est lié à des personnes et groupes de pression politiques ayant participé à tous ces faux débats : ces débats ne sont pas de sains débats, il s’agit de fabrication organisée de doute en fonction d’objectifs politiques clairs, à savoir faire en sorte que les marchés ne soient pas régulés. Le « laisser faire » à tous prix, même au prix du mensonge, pour une vision idéologique liant directement capitalisme et liberté.

Le livre fait-il partie de ceux qui dénoncent une « théorie du complot » ? A cette question il faut répondre par la négative. Certes, l’ouvrage montre que le doute est organisé comme un produit par des personnes, des gens qu’on peut nommer, dans des stratégies écrites, datées (et en cela il s’agit d’un travail d’historien). Mais il se concentre aussi sur la question de savoir comment cela marche ? Comment se fait-il que ces stratégies fonctionnent ? Comment un si petit nombre de personnes peuvent arriver à mettre en place une telle machine à produire du doute ?

Et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage. Nous montrer comment la moindre faille peut être exploitée. Prenons le réchauffement du climat : il n’y a aucune controverse sur l’origine humaine de ce réchauffement dans la littérature scientifique. Aucune. Il y a des questions qui sont débattues, étudiées, des améliorations apportées aux modèles, etc. Mais des remises en cause fondamentales ? Il n’y en a pas. Alors pourquoi entend-on que c’est le soleil, les cycles de la nature, qu’on n’en sait rien, etc ? Ce sont des questions qui en tant que telles sont légitimes, et qui ont été posées dans la littérature scientifique. Mais qui ont trouvé une réponse satisfaisante... il y a des dizaines d’années. Et il faut ici être littéral : les réponses à ces questions existent depuis des décennies. A ce niveau là, il ne s’agit pas de « doute raisonnable » qui ferait progresser une science, mais de mauvaise foi entretenue pour des raisons politiques, par des gens qui ne cherchent pas des réponses à leurs questions, mais juste à produire des effets sur les prises de décision politique.

La faute aux médias ? En partie sans doute, mais c’est un peu facile de s’en prendre à eux. Car les scientifiques se sont fait prendre à leur propre jeu, et n’ont pas su comment réagir à ces attaques. Là où ils demandaient l’adhésion du public, le moindre faux doute exprimé leur fut fatal. Et Oreskes et Conway de conclure qu’il faut aujourd’hui repenser les rapports entre sciences, politiques et publics.

Car il y a bien un débat qui reste ouvert, et c’est celui de savoir comment répondre à un tel savoir. Que faire avec lui ? Comment réagir au réchauffement du climat ? Et là c’est une réponse collective dont nous avons besoin. « Laisser faire le marché » est simplement une réponse parmi d’autres possibles, même si on peut en effet penser qu’elle fait partie des pires réponses possibles. Mais le débat sur le réchauffement n’est pas celui de sa réalité, mais de savoir ce que nous pouvons collectivement en faire.

Nicolas Prignot.

Notes

[1] 1 Déclaration du juge de district Gladys Kessler, cité par Oreskes et Conway, p59

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