Une homogénéité très hétérogène
On s’étonnera tout d’abord que la si désirable mixité sociale ne fasse le plus souvent l’objet d’aucune tentative de définition ni surtout de mesure. L‘exercice, pourtant, ne manque pas d’intérêt. Car une tentative de mesure de l’hétérogénéité sociale à l’échelle infra-communale en Communauté française conduit à deux constats en désaccord avec les présupposés des politiques visant à réduire prioritairement l’homogénéité sociale des quartiers pauvres. Premier constat : cette homogénéité sociale semble tout simplement … ne pas exister, même à cette échelle locale où elle devrait pourtant être la plus fréquemment observée ! Ainsi, les écarts socio-économiques entre les habitants d’un même quartier sont en moyenne nettement supérieurs aux écarts moyens entre les différents quartiers. En d’autres termes, tous les quartiers, quel que soit leur niveau socio-économique moyen, sont en réalité très hétérogènes socialement [1]. Second constat : si l’hétérogénéité sociale apparaît en effet moins forte dans les quartiers les plus pauvres, c’est au sein des quartiers les plus riches qu’elle se montre la plus faible. Si ghetto il y a (ce qui n’est pas le cas), c’est donc dans les quartiers aisés qu’il faut d’abord les trouver [2]. Et c’est donc ces quartiers qui devraient en priorité être l’objet des sollicitudes des zélateurs de la mixité sociale, par exemple au travers d’une politique contraignante en matière de création de logements sociaux.
Quartiers pauvres ou quartiers de pauvres ?
A supposer malgré tout qu’existent des quartiers pauvres socialement homogènes, on notera ensuite que le terme même de quartiers pauvres n’est en réalité qu’un abus (ou tout au moins une facilité) de langage. Il n’existe pas de quartiers pauvres, ni d’ailleurs de quartiers riches. Il existe seulement des quartiers de pauvres et des quartiers de riches. Et s’il existe des pauvres et des riches, c’est que des rapports sociaux inégalitaires accumulent la richesse chez les uns, et réduisent une partie des autres à la pauvreté. Or, la promotion de la mixité sociale, c’est-à-dire de la coexistence de pauvres et de riches, non seulement ne prétend pas s’attaquer à ces inégalités mais au contraire les valorise – pour autant que riches et pauvres soient quelque peu mélangés sur les mêmes territoires. Au terme de trois décennies de creusement des inégalités sociales sous l’hégémonie néo-libérale de l’actionnariat triomphant, on pourrait rêver de plus hautes ambitions ! Sans compter que, même en se résignant au nom du « réalisme » à la plus plate modestie, et en acceptant n’avoir qu’un champ d’application très étroit, le bien-fondé des politiques de mixité ne va pas de soi. Certes, leurs partisans ne manquent jamais de se prévaloir des améliorations bien visibles des quartiers soumis à une mixo-thérapie. Mais ils se montrent infiniment moins bavards dès lors qu’il s’agit d’en démonter les effets bénéfiques pour les habitants des quartiers, y compris pour ceux d’entre eux qui pourraient avoir été contraints de déménager sous l’effet des hausses induites du coût du logement [3].
Transférer les riches, ou l’argent des riches ?
Pour tout dire, on ne peut que s’étonner de la placide indifférence souvent accordée à l’analyse concrète de ces effets bénéfiques, et des éventuels mécanismes au travers desquels ils sont censés être obtenus.
Sous sa forme la plus sommaire, l’argumentaire peut par exemple se résumer à postuler des effets d’émulation de la classe moyenne (ou supérieure) sur les couches populaires. Sans estimer nécessaire de préciser (et encore moins de vérifier) par quels mécanismes concrets pourraient bien fonctionner cette mystérieuse émulation. A croire que les individus de la classe moyenne déplacent autour d’eux un halo immatériel d’influence bienfaisante. Quand la prétention sociale tient lieu d’argumentaire.
Les prétendues retombées bénéfiques d’une plus grande mixité sociale semblent certes relever de mécanismes nettement plus tangibles, par exemple au plan des finances locales ou régionales, les nouveaux habitants étant censés payer davantage d’impôts, et occasionner moins de dépenses sociales [4]. Au niveau des principes cependant, au plan strictement financier, et en se plaçant au niveau global plutôt que du point de vue d’une ou l’autre entité territoriale, on se demande bien pourquoi on ne se contenterait pas de transférer directement l’argent des riches sans transférer les riches eux-mêmes. Tout compte fait, la venue de ces derniers dans les vieux quartiers urbains centraux est assez vorace en dépenses publiques, si l’on veut bien prendre en compte des lourds investissements consentis pour les y attirer et les y retenir.
On objectera sans doute que dans le cas concret de la Région bruxelloise, la mise en place d’un système de péréquation financière avec la périphérie supposerait des négociations politiques bien hasardeuses, et que les mécanismes de transferts ne peuvent donc être sérieusement envisagés qu’à l’intérieur des limites étroites de l’espace régional. Ce qui ne change peut-être pas grand-chose. Si on se place, en effet, au niveau global de la Région, les retombées fiscales de la mixité sociale sont sans doute très faibles, voire négligeables. Ce qui ne devrait d’ailleurs pas trop surprendre. Outre que les nouveaux arrivants dans les quartiers pauvres ne viennent bien sûr pas majoritairement de l’extérieur de la Région, ce sont assez fréquemment des jeunes adultes en début de carrière professionnelle, dont les revenus restent encore modestes, et qui précisément au moment où leur situation financière devient plus florissante, s’en vont souvent agrandir leur famille dans la périphérie verte. D’autre part, les quartiers pauvres étant, répétons-le, socialement assez hétérogènes, les hausses foncières peuvent inciter une partie de leurs « anciennes » classes moyennes, lorsqu’elles sont propriétaires, à vendre leur bien et à aller payer leurs impôts sous d’autres cieux. A quoi il faut ajouter les dépenses d’attractivité déjà mentionnées. Certes, on peut toujours espérer exporter quelques pauvres chassés par les coûts du logement, mais on n’oserait affirmer que cela contribue à une amélioration décisive du bilan social de la promotion de la mixité. Laquelle apparaît décidément un moyen bien aléatoire et inefficace de redressement des finances au profit des populations précarisées.
Des quartiers qui vont mieux, mais pour quels habitants ?
Le redressement de la fiscalité locale n’est pas, il est vrai, le seul bienfait porté au crédit d’un surplus de mixité sociale dans les quartiers pauvres. Et certains arguments reposent bien sur une présence physique de populations plus aisées. Passons rapidement sur les prétendus effets d’entraînement sur le commerce de proximité, jamais démontrés. Et pour causes : les dépenses concernées n’augmentent qu‘assez faiblement avec le revenu des ménages, et les ménages aisés ont moins que les autres tendance à faire leurs achats localement. Empiriquement, les commerces de proximité sont d’ailleurs surreprésentés dans les quartiers pauvres, et non l’inverse. Passons également sur les améliorations des espaces publics, dont on voit mal en quoi elles seraient un effet de la mixité [5]. Et notons enfin que si l’encouragement à la mixité peut effectivement conduire à plus de rénovations privées, et au rajeunissement de certaines façades, que ces embellissements [6] ne profitent guère aux habitants refoulés hors du quartier par la hausse des coûts du logement. Et qu’ils ne sont sans doute qu’une bien maigre consolation pour les habitants du quartier qui, incapables financièrement d’accéder aux habitations rénovées sous initiatives privées, et occupées par des habitants plus argentés, doivent eux-mêmes se contenter de sur-occuper un logement inadapté.
Des effets de quartiers, ou une simple sélection par le marché du logement ?
Restent les effets cumulatifs négatifs qui naîtraient de la superposition de multiples difficultés sur un même territoire local, et que la mixité sociale contribuerait en quelque sorte à limiter par dilution. Selon cette théorie, les itinéraires sociaux des habitants seraient en partie affectés par les caractéristiques de leur quartier de résidence, indépendamment de leurs caractéristiques propres, ou de celles de leur environnement familial. Témoignerait de tels effets le fait qu’un individu habitant un quartier pauvre a statistiquement une plus grande probabilité de précarisation qu’un individu de mêmes caractéristiques mais habitant ailleurs. Cependant, ce type de constat ne suffit aucunement à démontrer l’existence d’effets cumulatifs, puisqu’il peut simplement résulter du fait qu’au sein d’une même catégorie de population (par exemple en termes de diplôme ou de formation), ce sont précisément les plus fragiles qui viennent se concentrer dans les quartiers pauvres, à défaut de pouvoir trouver ailleurs un logement accessible. Des analyses statistiques montrent ainsi qu’à même niveau de diplôme, les individus venant s’installer dans les quartiers pauvres sont plus fréquemment chômeurs que les individus quittant ces quartiers. Les prétendus effets de lieux pourraient dès lors tout simplement traduire les effets migratoires sélectifs induits par le marché du logement, y compris au sein de catégories prétendument homogènes. Notons par ailleurs que des enquêtes mettent en évidence les discriminations à l’embauche qui pèsent, à curriculum égal, et quel que soit leur lieu de résidence, sur les candidats assimilables à l’immigration pauvre, lesquels sont précisément surreprésentés dans les quartiers pauvres.
Oui à la mixité sociale par en haut dans les quartiers pauvres, mais bof à la mixité par en bas dans les établissements scolaires ?
Pour autant, des mécanismes bien identifiés suggèrent que des effets cumulatifs négatifs existent bel et bien dans certains cas, en particulier dans le cas des établissements scolaires. La mixité sociale permettrait-elle donc de limiter ces effets en assurant, dans les établissements concentrant le plus d’élèves en difficulté, l’arrivée de nouveaux élèves académiquement plus faciles à prendre en charge ? C’est plus que douteux. Car il faudrait d’abord, au minimum, que les nouveaux arrivants plus aisés (ou plus diplômés) aient des enfants en âge de scolarité, ou ne quittent pas le quartier lorsqu’ils commencent à en avoir. Et ce n’est qu’assez rarement le cas. De plus, les ségrégations qui opposent les établissements scolaires ne sont nullement le reflet passif des ségrégations résidentielles. L’étendue des quartiers pauvres est en effet suffisamment faible pour que la distance à parcourir pour atteindre un établissement scolaire « de bonne réputation » soit à peu près du même ordre que celle effectivement parcourue par les élèves fréquentant les établissements locaux les moins bien cotés. Nous sommes vraiment très loin ici d’espaces de ghettos où resteraient captives la plupart des activités quotidiennes. L’analyse statistique montre dès lors que la plupart des établissements des quartiers pauvres recrutent des élèves ayant plus de problèmes académiques qu’en moyenne dans leur zone de recrutement. Car les enfants ayant les meilleurs profils, et en particulier ceux des « classes moyennes intellectuelles » récemment installées, sont très généralement scolarisés en dehors des quartiers pauvres où ils résident, ou alors dans des établissements déjà socialement mixtes, recrutant de manière sélective les « meilleurs » élèves du quartier. Ils ne contribuent donc guère à accroître la mixité dans les établissements où se concentrent réellement nos effets cumulatifs négatifs. Ce qui ne semble pas tourmenter excessivement les croisés de la mixité sociale. Au contraire, et assez symboliquement, l’accueil souvent très hostile réservé aux législations visant à empêcher la sélection sociale lors de l’inscription scolaire montre qu’une partie de ceux qui défendent avec conviction la promotion active d’une mixité sociale par en haut dans les quartiers pauvres se montrent infiniment plus réservés à l’idée d’une mixité sociale par en bas dans l’école que fréquentent leurs enfants. Voilà qui en dit peut-être assez long sur certaines des conceptions implicites sous-tendant les politiques de mixification sociale, et sur les alliances sociales sur lesquelles elles reposent.
Une homogénéité très hétérogène : le retour
Un mot pour finir sur les arguments qui, derrière les bienfaits de la mixité sociale, visent surtout en réalité (parfois sans le dire ouvertement) les bienfaits de la mixité « ethnique ». Déclinées poliment, ces « théories » prennent la forme d’un plaidoyer pour le pluralisme et la cohabitation tolérante des différences. Sur le plan des processus, elles se contentent souvent de supposer, sans aucun début de vérification empirique, que la proximité résidentielle suffirait à faire surgir un dialogue entre les individus relevant de groupes affinitaires différents. Les éléments déjà cités sur le plan de la scolarité, ou la simple vision des enclaves résidentielles grillagées sous lesquelles peut se manifester certaines formes de mixité sociale dans les quartiers pauvres, inciteraient pourtant à plus de rigueur argumentaire. Et ici encore, il paraît difficile de ne pas relever la prétention sociale, voire les stéréotypes racistes qui peuvent plus ou moins inconsciemment sous-tendre ce type d’arguments. Alors en effet que la plupart des quartiers pauvres à fortes proportions d’ « immigrés » [7] brassent en réalité sur un même territoire une diversité de confessions, d’origines nationales et d’origines ethniques sans doute plus forte que partout ailleurs, l’affirmation de leur homogénéité suppose de nier ces foisonnements de diversité et de les amalgamer sous une seule étiquette : celle de l’étranger (pauvre). Mettez ensemble un turc laïc, un turc sunnite hanafite, un turc chrétien, un turc alévi, un turc orthodoxe, un turc militant du DHKP-C, un autre des Loups gris. Vous obtenez apparemment quelque chose d’homogène. Ajoutez-y quelques kurdes de toutes opinions. Homogène. Ajoutez encore des marocains arabophones ou berbérophones, des pakistanais d’ici ou d’ailleurs, des congolais bantous ou pygmées, catholiques, kimbanguistes ou musulmans, lumumbistes ou mobutistes. Homogène. Mais mettez-y du belge autochtone (pas trop pauvre tout de même) : ah voilà que la mixité augmente et que le dialogue s’installe ! A ce niveau, la théorie en dit moins long sur l’objet dont elle prétend se saisir que sur ceux qui la formulent.
- L’accès principal à l’Athénée Robert Catteau se fait … par les toits. Par une bizarre annexe périscopique, l’école se tourne symboliquement vers les beaux quartiers du haut de la ville, et tourne le dos aux marolles toutes proches. L’école y recrute bien une partie de ses élèves, mais on se doute que leur profil ne correspond pas exactement à la moyenne de leur quartier.