Les années inexpérimentales
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Mixité sociale en milieu rurbain : une mosaïque verticale ?

lundi 5 décembre 2011, par François Bertrand

Penser la ville est manifestement chose compliquée en Pays de Liège. En témoigne, la difficulté à décrire un siècle d’étalement de son bâti, à cerner ses ramifications physiques –voiries, unités industrielles, zonings, centres commerciaux. Entre l’agglomération liégeoise et ses villes périphériques, les frontières ville-campagne disparaissent. Apparaît un arrière pays « sans nom » marqué par une lourde empreinte écologique, l’entre-soi de ses lotissements, le repli sécuritaire de ses habitants. Cette (re)présentation de « ghetto périphérique homogène » coule-t-elle pour autant de source ? Pas si sûr. Quelques éléments de nuances, le temps d’un voyage en bus entre Verviers et Liège.

Liège-Verviers : 35 km, 20 minutes d’autoroute via le plateau de Herve. Plutôt ardu d’apercevoir les paysages depuis cet axe. Compris entre les vallées de la Vesdre et de la Meuse, ce qui est devenu depuis les années 60 une tentacule semi-urbanisée de Liège était autrefois un bocage rural. Nous l’appellerons « Outreville ». Traversée par la nationale 3, coupant à travers sept communes, cette ville hors les murs pourrait se retrouver à d’autres extrémités de l’agglomération liégeoise, le terme générique, évoquer d’autres paysages de la dorsale wallonne.

Traversée « d’Outreville »

Prenant son départ à Verviers-central, la ligne TEC 38B abandonne rapidement les derniers faubourgs de la cité lainière et ses ateliers textiles aménagés en logements sociaux. Bref arrêt face à un ex-lactarium reconverti en centre commercial. Le bus s’engage dans un défilé de lotissements. Ceux-ci semblent se suivre sans fin le long de la N3 –pavillons des années 30, rez plus un d’habitat social, 3 et 4 façades simili-fermette s’imbriquent comme des blocs de tétris allant même jusqu’à comprendre en leur sein des poches vertes où survit une ferme isolée. Sur le strict plan de la proximité géographique, la mixité sociale est une réalité apparente.

Contrairement à une pensée répandue (critique des modes de vie rurbains aidant), le lotissement des campagnes traversées ne date pas des années 80. Dès le début du XXe siècle, apparaissent, sur ce qui deviendra Outreville, de premiers faubourgs périphériques, première empreinte d’un tissu urbain intermédiaire correspondant à la dispersion des sites miniers et sidérurgiques. Le trajet interurbain TEC emprunté par le bus est un vestige d’une ancienne ligne vicinale permettant une desserte fine des lieux d’exploitation.

Aux zones de production lourde des fonds de vallées est ainsi venue s’adjoindre une industrialisation d’échelles diverses sur un territoire rural morcelé. Une seconde vague de dispersion des foyers constituant le marché du travail (1) se développe dès l’après-guerre. Celle-ci voit la fixation de la main d’œuvre issue de l’immigration. La marche du bus est une façon de ramener les aiguilles en arrière. Les successions de ronds-points décorés -wagonnet de mine sur massif de géranium, anciennes machines agricoles flanquées de vaches en plastique- rappellent la difficile digestion de ce passé pluriel par les pouvoirs locaux.

Euthanasie de l’espace public

Ne nous y trompons pas, la coexistence de différentes couches de population aux origines sociales variées ne fait pas pour autant d’Outreville une oasis de mixité. Premier point d’achoppement : l’usage de l’espace.

Nous sommes au kilomètre 18 de la ligne 38B, derrière la vitre se déroule un fil continu d’espaces bâtis ; coincée dans une bretelle autoroutière, une grappe de supermarchés. Les frontières communales semblent abolies, seuls les centres commerciaux et les zonings font office de repères visuels. Pour les habitants, ces drive-in sont un ersatz d’espaces collectifs. Des non-lieux pourtant à l’écart où rien n’est fait pour le piéton et le vélo. Le constat est semblable pour l’emplacement des zones d’activités. A l’écart, étalés, les zonings restent difficilement accessibles par les transports en commun. Plusieurs tendances sont à l’œuvre : - les services de proximité (Poste, mutualité, antenne emploi) quand ils ne sont pas privatisés ou fermés sont réimplantés au sein de parcs commerciaux difficiles d’accès ; - les derniers prés et vergers situés le long des axes routiers sont transformés en parkings aux proportions croissantes ; - la consommation de terrains et friches disponibles se trouve décuplée par l’étalement de rez-de chaussée commerciaux, chapelets de blocs techniques énergivores. Dans ce contexte, le travailleur qu’il vienne des villes-centre ou d’Outreville est sommé d’utiliser l’automobile. Injonction d’autant plus lourde et coûteuse pour les jeunes travailleurs précaires qu’elle se double du couperet des dispositifs de contrôle de disponibilité sur le marché de l’emploi.

Inégale mobilité et question scolaire

Le « capital mobilité » différencie et invalide l’hypothèse de cohésion sociale par la proximité géographique. On constate que les déplacements contraints des périurbains modestes se caractérisent par une mobilité réduite, un fort investissement de l’espace domestique, un espace de vie « insulaire » (lorsqu’ils vivent repliés sur leur domicile) ou « territorial » (lorsqu’ils investissent l’espace proche)(2).

Le cœur de l’agglomération est évité. Les activités de loisirs, les relations sociales, mais aussi l’attachement à la localité font naître un ancrage local caractéristique d’un habitus « populaire » périurbain(3). Au contraire, pendant leur temps libre, les périurbains aisés, se distinguent par une mobilité intense. Celle-ci se réalise, pour une bonne part, à l’échelle d’Outreville (dont ils consomment un grand nombre de ressources) ou vers les villes de Verviers et Liège. Ceux-ci disposent d’une capacité à articuler toutes les échelles, celle du domicile, de la métropole, celle des déplacements interurbains. Contrairement aux précédents, la mobilité sur l’ensemble de l’aire urbaine n’est pas pour eux un fardeau. Elle est un choix d’épanouissement, voire une forme de distinction.

Dans quelles écoles évoluent les enfants d’Outreville ? Peu de données chiffrées et pourtant une « carte scolaire » implicite semble s’imposer. A mi-chemin de la ligne TEC, le principal établissement scolaire du plateau : bahut de taille absorbant des cohortes de la jeunesse d’Outreville, package tout compris, trois filières en une institution… cours et bâtiments séparés, éduquer sans mélanger, tout un symbole. Pour les autres, ce sera la migration journalière vers les écoles des centres-ville. Chassés-croisés de bus pleins à craquer est-ouest et vice versa sur la N3, migrations journalières. Ici les distinctions s’opéreront dans les choix d’établissements. Si l’enfant ne dispose pas d’activité en Outreville, son domicile devient enclave en territoire étranger. En matière parascolaire, l’attitude des familles est, elle aussi, très inégale. Certaines (le plus souvent à fort capital culturel) favorisent l’accès des enfants à l’ensemble des ressources de la ville : spectacles, cinémas, sorties. D’autres familles n’estiment pas cette ouverture nécessaire et se contentent des activités disponibles localement. A ceci s’ajoute pour les accédants aux études supérieures la dotation d’un véhicule, efficacité des « parents taxi » et parfois le financement d’un « kot confort » à Liège (différenciation ultime en matière de scolarité).

La mosaïque verticale : le choix et la contrainte

Passé le terril de Micheroux –contemplant le chaos du laisser-faire urbanistique du plateau- le bus entame sa descente vers Liège. Les cicatrices du monde ouvrier se font plus nombreuses. Une ceinture de logements sociaux pavillonnaires marque le sas diffus entre Outreville et le finistère Est de Liège. En milieu rurbain, l’hétérogénéité des contextes individuels surdétermine une grande hétérogénéité des comportements et des modes d’habiter. Plus que d’un ghetto de classes moyennes, j’y vois une mosaïque : patchwork de fonctions, archipels d’activités, mélange de cultures. La conjugaison au « périurbain pluriel » ne forge pas la cohésion sociale. Les stratégies individuelles renforcées par le laisser-faire, laisser-aller des pouvoirs publics séparent plus qu’elles ne rassemblent.

Pour bien des habitants des espaces rurbains, la « contrainte » l’emporte sur le « choix » : isolement, captivité résidentielle, difficile mobilité, difficulté d’accès à l’emploi. Comme la banlieue rouge liégeoise décrite en 86 par François Dubet, Outreville comporte également ses galériens. L’image du bus, des personnes y montant/descendant se rappelle à nous : à son bord des usagers bien souvent captifs, personnes âgées, jeunes pris dans les contraintes de leur territoire ou la fatigue de mouvements pendulaires vers la ville-centre. L’espace du « choix » est à chercher chez les candidats à la propriété 4 façades mieux dotés en capitaux. A l’arrivée, c’est donc une « mosaïque verticale » qui se dessine.

Il n’empêche, le bus 38B prendra comme de coutume son terminus sur l’Esplanade des Guillemins. Le chauffeur s’extrait de sa cabine, cinq minutes de pause réglementaires. L’observant boire son café devant le « nuage blanc » Calatrava, je ne peux que penser qu’il est sans doute l’une des dernières sentinelles du service public en Outreville, et sa ligne un fragile fil d’Ariane reliant le périurbain lointain, trop souvent méconnu, caricaturé ou nié…

(1) Grosjean, B., 2010, Urbanisation sans urbanisme. Une histoire de la « ville diffuse », Editions Mardaga, Wavre, pp. 158-159. (2) Pattaroni, L., Kauffmann, V., Rabinovich, A., 2009, Habitat en devenir, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, pp.89-91. (3) Ibidem.

Rurbanisation : kesako ? (Encadré1)

La rurbanisation ou périurbanisation est un néologisme apparu fin des années 70. Il s’agit de la contraction du rural et de l’urbain (« rurbain »). Le terme désigne un processus de retour des citadins dans des espaces péri-urbains qualifiés de ruraux. Le phénomène est expliqué comme conséquence conjointe d’un « désir de vie saine à la campagne » et de la disponibilité de l’automobile connectée à des axes desservant les centres-ville. A l’arrivée, il s’agit surtout d’une extension de la ville par delà sa banlieue. Quelques conséquences de la périurbanisation :
- L’accroissement de population active en milieu rural.
- Déprédation des biotopes initiaux.
- La modification des paysages (mi-ville mi-campagne).
- L’apparition de nouveaux modes de vie en milieu initialement rural.
- Conflits entre les activités agricoles et les rurbains.
- Conflits de type sociologique entre les anciens ruraux et les rurbains.
- Intensification du phénomène de déplacement pendulaire.

Périurbains liégeois : Quelques tendances (Encadré 2)

Evolution de la population 1991-2000 (Source : Enquête socioéconomique générale, INS)

Durant les années 90, l’agglomération liégeoise était en tête des villes ayant perdu le plus d’habitants en Région wallonne. La tendance à l’installation des anciens urbains vers les territoires ruraux proches s’initie dès les années 70. Début des années 2000 la raréfaction de terrains disponibles amène une fuite en avant dans le morcellement des territoires avec des implantations toujours plus éloignées du noyau urbain central (communes de l’est du plateau de Herve, communes du nord-ouest de la province, le long de l’axe Liège-Bruxelles). Cette tendance connaît depuis peu un léger reflux. Le rajeunissement de la ville-centre observé à Liège depuis les années 2000 (Les 18-35 ans sont passés de 8% à 14% de la population) annonce un timide retour à la ville. Ce retour mérite toutefois attention et prudence, celui-ci révélant en partie un nouvel attrait de la cité auprès des enfants des périurbains les mieux nantis à la base de certains mouvements de gentrification.

La métaphore de la « mosaïque verticale » : origines (Encadré 3)

Le terme de « mosaïque verticale » est emprunté au sociologue John Porter. Celui-ci emploie cette métaphore pour désigner l’idée d’un Canada composé d’une mosaïque de groupes sociaux, régionaux et religieux qui sont inégaux en matière de statut et de pouvoir. Son ouvrage « Vertical Mosaic : An Analysis of Social Class and Power in Canada » publié en 1964, provoque une commotion dans les champs politique et médiatique car battant en brèche l’idée de classe moyenne ubiquitaire et « d’égalité des chances » communément admise au Canada. Porter modère l’opposition villes-campagnes en éclairant les inégalités structurelles dans les champs de l’accès aux services publics, à la scolarité ou encore la mobilité.

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