Le terrain examiné comporte les quartiers « Maritime » de Molenbeek et « Vieux Laeken ». Il est situé entre le boulevard Léopold II et le début des avenues du Parc royal et Houba de Strooper. Quoique séparés durant la fin du 19e et tout le 20e par la zone douanière et logistique de Tour et Taxis, ces deux quartiers ont suivi une évolution parallèle.
A l’origine
Jusqu’au milieu du 19e siècle, il s’agit d’une zone rurale faisant partie de la « campagne » de Bruxelles. On y trouve essentiellement des cultures maraîchères qui alimentent la ville proche. Mais des nantis, nobles ou bourgeois, viennent s’y établir pour fuir l’air pollué (déjà !) de la ville. En outre, une certaine villégiature des jours fériés a fait naître nombre de cabarets ou guingettes qui devaient avoir une certaine réputation car on en trouve certains noms sur les cartes d’état-major de l’époque. On peut donc considérer que sur l’ensemble de la zone règne une certaine mixité sociale même s’il est plus que douteux qu’au-delà de relations de maître à serviteur il existât de réels contacts.
Du développement industriel à la crise des années 70
A partir du milieu du 19e siècle les quartiers connaissent une réelle industrialisation, favorisée par la proximité du canal et par les voies de chemin de fer qui les entourent. Des entreprises diverses s’y installent : métallurgie, textile, matériaux de construction, alimentation… Et à partir de 1900 l’implantation de l’entrepôt douanier et d’une gare marchandise importante créent le site de Tour et Taxis qui offre de l’emploi à des milliers d’ouvriers et d’agents des chemins de fer et des douanes et accises. Autour du site ainsi créé, un habitat dense voit le jour et ce tant sur Molenbeek que sur Laeken. Des avenues de prestige sont tracées : boulevard du Jubilé, boulevard Bockstael, avenue de la Reine... Elles sont bordées de grandes maisons de maître, parfois l’œuvre d’architectes réputés. Dans les petites rues avoisinantes de plus modestes maisons « bourgeoises » côtoient des ensembles d’habitations sociales. Elles sont toutes équipées suivant les normes de l’époque. Peu, hormis certaines des plus luxueuses le long des grandes artères, comportent le chauffage central, voire une salle de bain.
Il existe donc dans ces quartiers une réelle mixité sociale. Mais les contacts entre les différentes « classes » d’habitants, grands bourgeois, petits bourgeois, employés, ouvriers sont limités. Il existe pourtant des lieux de rencontres, estaminets ou salles de spectacles, mais qui ne rassemblent en général que des gens de « standing » comparable. Ceci vaudra même pour les salles de cinéma qui par leur aspect, leur programmation, voire leur prix, attireront plutôt une clientèle populaire ou plus huppée.
Cette présence côte à côte de personnes différentes n’entraîne que rarement une réelle reconnaissance de l’autre. La plupart des rencontres étaient d’ordre professionnel : patrons et travailleurs, malades et médecins, maîtresses et servantes…
Il existait cependant une certaine vie sociale centrée sur les paroisses qui se manifestait entre autres par des événements religieux comme des processions, des cérémonies de bénédiction… À partir des années 60, ces manifestations connaissent un déclin rapide.
Une première conclusion peut être tirée : mixité sociale ne signifie pas intégration ou cohésion sociale.
La crise des années 70 et ses conséquences.
Plusieurs facteurs vont cependant changer radicalement ces quartiers. Il y a l’exode, favorisé par la civilisation-voiture, des citadins vers la campagne, ici surtout les villages du nord-ouest de Bruxelles. Ils perdent donc une partie importante des nantis. Mais les employés et les ouvriers les mieux payés les quittent aussi vers des cités-dortoirs flamandes comme Liedekerke ou Denderleeuw. Ce mouvement amène la division de maintes maisons bourgeoises en plusieurs appartements.
Pour le quartier Maritime l’ouverture des frontières sonne le glas de Tour et Taxis et de ses milliers d’emplois.
Pour les deux quartiers, la désindustrialisation causée en partie par le manque de possibilités d’agrandissement des entreprises est accélérée par la crise pétrolière des années 70.
Ils s’appauvrissent donc et les autorités politiques aggravent la situation en les laissant à leur triste sort. Ils tendent vers une homogénéisation de la population avec une arrivée importante d’habitants issus de l’immigration (peut-on parler d’homogénéisation vu la diversité des migrants ?). Du point de vue social, la mixité a tendance à disparaître. Ces quartiers mériteront (le mot mériter est choquant je trouve, ça sonne un peu comme ’bien fait pour eux’) donc leur étiquette de « pauvres ». Ce qui va les marquer particulièrement c’est la mixité culturelle et religieuse. La présence en nombre, mais non en majorité, des « allochtones » créera la fausse perception d’une invasion, voire d’une occupation. La visibilité de l’altérité renforce cette impression. La crise économique, aggravée par la délocalisation de maintes entreprises, prive de travail les plus démunis tant des anciens habitants que des immigrants.
Le sentiment de « mal vivre » est renforcé par la déglingue des lieux publics, des voiries, la disparition ou la dégradation des commerces de proximité, des salles de spectacle. On est donc arrivé à une situation homogène où tous (ou presque tous) sont pauvres et mécontents de la perte de qualité de leur environnement. Mais le contact entre les personnes, le « vivre ensemble » ne fonctionne toujours pas. Les différences de référence culturelle, religieuse, vestimentaire, voire alimentaire créent la distance et partant un sentiment d’insécurité souvent basé sur rien si ce ne sont des préjugés. Même au sein des communautés nouvellement arrivées les liens ont tendance à se distendre. Elles aussi semblent atteintes par le virus individualiste.
Une deuxième conclusion peut-être tirée : uniformité sociale ne signifie pas non plus intégration ou cohésion sociale.
Et maintenant ?
Vers la fin du siècle dernier, les autorités politiques semblent, enfin, avoir pris conscience de la situation. Il est vrai que ces quartiers, peuplés de gens aux revenus loin en-dessous de la moyenne, étaient devenus fiscalement peu rentables. D’autre part la politique du « rasez-moi tout ça » pour y implanter des bureaux, surtout visibles le long de l’avenue du Port à Molenbeek, ne s’avère pas payante car les navetteurs qui y travaillent payent leurs impôts ailleurs. C’est ce qui a amené à mettre en place des « contrats de quartier » pour lesquels les différentes autorités communales, régionales et fédérales, ont débloqué des fonds importants, se chiffrant en millions d’euros. La plus grosse partie de ceux-ci est allée à la rénovation des espaces publics (voiries, parcs, etc.) et aux bâtiments. Les aspects sociaux se voient affectés, au fil des éditions, une portion de plus en plus congrue des subsides et ne sont que très rarement prolongés au-delà de la durée du contrat de quartier. Pour les deux quartiers, cette politique n’a eu qu’un écho relativement faible. Bien sûr quelques propriétaires nouveaux ont été attirés par le côté visible des rénovations. Ainsi, on a vu sur Laeken s’établir des projets de lofts occupant des friches industrielles. Mais l’intégration de ces ensembles au quartier est faible, voire nulle. Au contraire, la crainte existe de voir se constituer des lieux fermés qui pourraient devenir autant de petits ghettos choisis.
La boucle semble donc bouclée : ces quartiers de socialement mixtes sont devenus dans un premier temps socialement homogènes (mais à d’autres égards très hétérogènes) pour redevenir un peu plus mixtes par l’arrivée, en nombre cependant restreint, d’habitants mieux nantis. Une caractéristique est restée constante à travers ces changements successifs : le manque quasi-total de contacts sociaux. Faut-il voir là la conséquence d’abord d’une société de classe où chacun était censé tenir sa place puis de l’individualisme égoïstement compétitif de la société dite de consommation ? Ce n’est pas par des mesures d’urbanisme, même bien pensées, que l’on y remédiera. Toutes les mesures prises dans ce cadre se sont révélées très peu efficaces quand ce n’est pas contreproductives, engendrant l’effet inverse de celui annoncé.
La gageure est donc de passer d’une société individualiste de compétition à une société de solidarité. Mais ceci déborde largement du cadre d’un projet de ville.
Jean Louis « Smeyers »