Je suis actuellement à La Viale, un petit village cévenole qui s’est perdu puis retrouvé aux confins de la Lozère et du Gard. Le ciel est bas, il pleut beaucoup lors de cette veille de la Toussaint 2010 et le paysage qui se raconte humidement derrière la petite fenêtre de ma chambre ressemble encore bien à ceux qui l’ont dessiné. Ce matin, j’ai lu le dernier BEM sur la gentrification et je l’ai trouvé formidable, dans la mesure où il arrive d’une part à exprimer la complexité des phénomènes urbains qu’il recouvre et d’autre part à dégager quelques pistes simples pour réfléchir et agir. Disons que par ce travail, IEB ne dessine peut-être qu’une sorte de paysage, mais au moins cela.
Je reviens sur un extrait du BEM : « Les premiers gentrificateurs sont ceux qui tiennent les rênes, privées et publiques, de la production de l’espace urbain. »Ce constat fait référence aussi à tous ceux qui, « poussés dans le dos », participent au mouvement à une échelle plus individuelle et secondaire. Le processus de la gentrification semble donc reposer, malgré tout, sur une variété relative d’acteurs. Ce n’est probablement pas le cas des « densificateurs » si l’on entend par là qu’il s’agit de construire de grands et surtout hauts immeubles. Et j’ai donc envie d’écrire à leur sujet que : les seuls « densificateurs » sont ceux qui tiennent les rênes privées et publiques de la production de cette densification.
Si les mécanismes de la gentrification sont complexes car ils mélangent, entre autres, les agissements d’acteurs très diversifiés, ceux de la densification pourraient être décrits plus simplement. S’il s’agit d’immeubles importants sur des parcelles de plus en plus grandes et pour lesquelles il faut monter des opérations financières de plus en plus lourdes, le processus de décision les concernant ne peut s’adresser qu’au nombre de plus en plus restreint de ceux qui ont la capacité de les traiter. Dans le quartier européen, l’évolution de la structure foncière du territoire (regroupement de la parcelle bourgeoise à la rue entière qui devient la parcelle) montre probablement comment la densification va de pair avec la réduction du nombre de décideurs, en vue de projets toujours plus gigantesques et par conséquent toujours plus raides.
Le processus d’agrégation du foncier correspond également à une vision urbaine à tendance restrictive où la participation revendiquée par d’autres acteurs, si elle n’est pas écartée entièrement, est essentiellement conditionnée par un calendrier qu’ils ne maîtrisent pas. Pourtant, ceux qui habitaient à proximité des grands projets européens étaient issus de milieux assez aisés et instruits. Ils étaient capables d’organiser la résistance contre l’éviction et se sont structurés autour d’un réseau d’associations fortement spécialisées sur le plan juridique et urbanistique. Mais les enjeux immobiliers étaient tels que de nombreux riverains ont dû, malgré tout, quitter le Quartier Léopold de gré ou de force.
Le « délotissement » de la ville et le quartier qui devient la parcelle
Le Quartier Léopold a été dessiné et loti au milieu du XIXe siècle au moment de la révolution industrielle et de la constitution de la Belgique en tant qu’État-Nation. Il s’est inséré entre deux axes radiaux anciens en partie urbanisés (chaussée de Wavre et chaussée de Louvain) et la vallée du Maelbeek occupée depuis le moyen‑âge par des activités productives et manufacturières. En d’autres mots, le Quartier Léopold a pu s’installer dans un espace relativement vide immédiatement adjacent au quartier gouvernemental bruxellois hérité de l’ancien régime et entouré par le réseau villageois plus ancien.
Depuis, les grandes transformations du Quartier Léopold sont caractérisées par une détérioration constante de la structure foncière d’origine. Ces transformations se sont concrétisées par le regroupement parcellaire, l’augmentation des gabarits et les nombreuses modifications portées aux alignements d’origine. Cette évolution de nature structurelle s’accompagne aussi par la transformation radicale d’un quartier de logements bourgeois en une zone dévolue de plus en plus exclusivement aux activités administratives européennes. Par ce processus de ’délotissement’, l’îlot tend à devenir la parcelle de référence.
L’agrandissement de la parcelle réduit automatiquement le nombre des opérateurs et installe une situation de monopole. En mutualisant les opportunités immobilières (aubaine et déveine), la tentative de fédérer les propriétaires de la rue de la Loi autour d’un usager européen unique, illustre assez clairement cette tendance. Que penser de la destinée européenne de Bruxelles si toute décision à ce sujet ne se concentre plus que sur un nombre réduit d’acteurs ? Que penser alors des qualités délibératives du débat sur la ville et par conséquent de l’adhésion citoyenne pour un projet urbain d’envergure qui est aussi un grand projet politique ?
Le « délotissement », le Parlement européen et la « déclassification » de l’espace public
Le phénomène de l’îlot qui devient la parcelle est déjà dépassé entre autres dans le secteur du Parlement européen où les 6 îlots qu’il occupe sont reliés entre eux par un réseau de passerelles surplombant l’ancien réseau de voirie. L’étalement débordant de l’activité administrative européenne se manifeste à l’extérieur par une forme de “déclassification“ de l’environnement urbain préexistant :
Certaines voiries sont transformées en accès de parking (rue Montoyer côté rue Wiertz et rue d’Ardenne). Elles sont en partie recouvertes par des bâtiments qui débordent de l’îlot primitif.
Des espaces publics nouveaux sont entièrement enclavés et posent la question de leur accessibilité (esplanade du Parlement européen sur l’ancien chemin de fer, les rues intérieures).
Les nouveaux besoins en matière de mobilité sont rejetés dans les voiries situées en périphérie du projet (circulation des autobus, entrées de parking et sortie de gare dans la rue Wiertz, la rue de Trêves et la place du Luxembourg).
Les commerces et les équipements de proximité, s’ils ne sont pas privatisés comme le bureau de poste à l’intérieur du Parlement, sont exclus des rez‑de‑chaussée alignés sur la voirie publique et ne peuvent donc pas participer à l’animation de l’espace public.
La déconnection s’exprime de manière très précise dans l’agencement architectural de rez-de-chaussée aveugles, de rues intérieures situés à un autre niveau que l’espace public, des entrées invisibles à partir de l’espace public communément fréquenté.
Le « délotissement » et la tentation sécuritaire
Suite aux événements du 11 septembre 2001, l’argument sécuritaire a été invoqué pour réaliser sur la rue de Trêves, à la place des espaces commerciaux prévus initialement, de nouveaux équipements exclusivement liés aux activités parlementaires : installation de studios de télévision aveugles, transformation de l’ancienne gare du Luxembourg en plate-forme de communication interne au Parlement, ouverture problématique du parking public, mauvaise visibilité du centre des visiteurs.
Si le besoin d’assurer un contrôle centralisé d’ensembles de plus en plus grands permet d’améliorer la sécurité interne des institutions européennes, l’amoindrissement induit du contrôle social semble participer par ailleurs à la dégradation de la sécurité externe et à l’augmentation des coûts collectifs de sa gestion (besoin de plus de policiers financés par une zone de police pourtant exsangue). Face aux difficultés de la police bruxelloise, le Parlement propose donc de prendre à sa charge une partie du contrôle de l’espace public de la rue Wiertz et de l’esplanade. De cette manière, le processus de “délotissement“ s’accompagne aussi d’une ingérence de plus en plus importante sur le caractère public de l’espace commun. Dans ce cas, l’espace public lui-même tendrait à la privatisation.
Le parcellaire traditionnel, le Parlement européen, d’un paysage l’autre
Après l’expérience des quartiers riverains de la Commission et du Conseil des Ministres et quitte à laisser filer la question de l’occupation/affectation, le réseau associatif et les riverains du Parlement européen ont fait du maintien du parcellaire traditionnel d’origine un des principaux outils pour maintenir une autre urbanité. Contrairement à la tendance concentrationnaire du Quartier Léopold en train de devenir le Quartier européen, ils pensent que la multiplicité des acteurs agissant sur un foncier plus morcelé est le garant d’un environnement urbain diversifié. La question du paysage est toujours là où l’on se demande qui le dessine. Le paysage que l’on nous destine dans le Quartier européen - qui n’est plus le Quartier Léopold - n’est probablement pas celui auquel il nous arrive de songer. Maintenant la pluie s’est calmée, le soleil s’immisce et l’éclat doré de la forêt resplendit.