Les années inexpérimentales
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Lettre ouverte à Christian de Portzamparc

lundi 5 décembre 2011, par Almos Mihaly

Illustration : dessin grenier de Felix Nussbaum

Salut à toi ô gracieux architecte de l’univers

N’avons-nous oncques vu telle merveille, déjà en 1856, nous habitions aux bords du grand étang de Saint-Josse qui est l’actuelle pièce d’eau du Square Marie-Louise et déjà nous écrivions aux bourgmestre et échevins de la ville de Bruxelles à propos de la rue de la Loi : « Lorsque le Quartier Léopold fut réuni à la Ville de Bruxelles, nous soussignés, propriétaires ou locataires de la partie basse de ce quartier, nous fûmes avertis par les adversaires de l’incorporation, que le seul avantage que cette réunion nous procurerait serait d’être enterrés vivants entre les talus de la rue de la Loi et du chemin de fer du Luxembourg … Depuis lors qu’a-t-on fait pour nous ? Nos rues sont impraticables, peu éclairées, mal pavées ; d’affreux talus nous entourent et nous inondent de leur boue ».

De votre suave Olympe parisienne et à la lumière radieuse de votre projet urbain, que proposez-vous aujourd’hui à ceux qui habitent encore dans la petite vallée glissée sous cette rue de la Loi :

- trois tours, les plus hautes de Bruxelles pour surplomber de leur majesté élancée le sud de notre quartier là où leurs profils ombrageux se feront le moins oublier
- avec une vigoureuse plate-dalle supposée verte là ou une douce colline aurait pu descendre nous rejoindre avec plus d’amabilité
- des travaux, toujours des travaux après d’autres travaux et la noria sans queue ni tête de ce qui est gros qui fait du bruit et qui roule là où l’espace est public
- des démolitions, toujours des démolitions après d’autres démolitions comme si un éco-quartier pouvait faire oublier tout le poids carboné de ce qui a été avant lui
- du trafic que l’on ne saura faire passer qu’au prix d’autres travaux encore comme si de coûteux enfouissement étaient une solution pour fluidifier ce qui nous encombre
- des alignements insaisissables, des jardins empochables, des trams improbables, des gabarits instables et des architectures qui n’arrivent jamais à faire patrimoine
- et des fonctionnaires d’Europe que l’on enferme en des forteresses qui ne peuvent être les nôtres, de vastes fortifications dont la raideur n’est percée que par de trop chichiteuses entrées, des caprices divins qui ne parviennent pas à nous accueillir

Ce qui préoccupait les riverains d’alors n’est pas très différent de ce qui les préoccupe aujourd’hui. Alors un peu d’imagination M. de Portzamparc, à Bruxelles il n’y a pas que la Commission européenne, la grande promotion immobilière et les juteuses affaires immobilières. Il n’y a pas seulement le grand projet inter-machin-truc que certains brandissent comme s’il s’agissait du grand soir pour l’avenir de Bruxelles et des super-truck-mobile qui jouent à saute-mouton sur nos maigres trottoirs. Il paraît qu’il y a même des rêves en béton qui s’écroulent subrepticement, des bourses qui tombent soudainement et des constitutions qui se transforment mystérieusement en compromis portugais pour ne convaincre que ceux qui sont déjà convaincus.

Il y a aussi les belles meunières, les douces collines et les claires fontaines. Il y a les villages qui sont allés en ville, les étangs qui sont devenus des squares et même des bergers qui ne se déguisent pas avec des cravates. Il y a des arbres qui poussent encore dans de la vraie terre, de la pluie qui ne s’écoule pas dans les égouts et des abeilles qui en font leur miel. Il y a des gens qui habitent des maisons où la peinture n’est pas fraîche où le parquet craque et la porte ne ferme pas toujours bien. Il y a des magasins un peu vieillots mais qui aimeraient tellement rencontrer Amélie, Mamadou et même Christian. Et en cherchant bien, en demandant à ceux qui en connaissent encore le secret, au détour d’un petit chemin lui aussi ombrageux, vous aurez peut-être la chance de trouver une vieille tour qui n’est pas de bureau, qui n’a que deux étages et qui nous parle encore amoureusement du charmant ruisseau qui coulait à ses pieds.

« S’il est une chose dont les traces et la preuve tangibles échappent aux architectes, c’est les rêves avec lesquels les tout premiers habitants d’un immeuble neuf, construit dans l’enthousiasme de la modernité désireuse de faire table rase du passé, le transformeront en espace à leur image et en feront leur maison. » (Orhan Pamuk, Pourquoi je ne suis pas devenu architecte dans D’autres couleurs)

Il est donné à tout le monde de faire la Castafiore, mais par les temps qui courent, n’est pas Léonard Bernstein qui veut. Alors il serait peut être sage de retourner au territoire, d’imaginer qu’il est encore possible de l’habiter et, pour le moins, de regarder tous les musiciens dans les yeux. Oh divin dirigeant universel, elle était bien verte notre charmante vallée, il est bien ténébreux l’horizon de vos façades étincelantes.

Pour conclure, il faudrait imaginer une formule de politesse admirative et même un peu obséquieuse, mais nous n’avons sans doute pas assez d’imagination pour la formuler comme il faudrait.

Amen

Nous soussignés les toujours habitants de la vallée

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