Après nous le déluge... d’urbanité !
Vous connaissez les apéros urbains, « ces festivités qui incitent à la rencontre, à découvrir de nouveaux aspects de la ville, à retrouver les habitants de son quartier, à mélanger les générations, les espèces (sic), à reprendre contact avec le lieu où l’on habite » ? Abrutis et saoulés par l’exiguïté de nos quotidiens, et surtout par leur dématérialisation (développement d’activités séparées, ou pour le dire plus simplement désincarnées) ; nous ne savons plus, de fait, où nous vivons, qui nous côtoyons. Qu’à cela ne tienne, cet été, nous aurons eu l’occasion de réinvestir notre ville, de retrouver nos sources, en confluant, en fin de semaine (entendez pour la plupart après le boulot), vers des sites accessibles en transports en commun, aux perspectives souvent monumentales, comme le Parc royal, la Place du Musée, le Parc du Cinquantenaire, l’Atomium etc., pour tisser de nouveaux liens, reprendre racine au cœur de notre ville, trinquer. L’expression est claire et pleine de perspectives, l’apéro urbain, c’est tout simple, je franchis le pas de ma porte, muni d’une petite bouteille et de quelques verres, et je retrouve mes voisins, que je connais si peu, sur le perron. Enfin presque, puisqu’ici, pas de voisins (plutôt des collègues), pas de quartier (une place entre quelques artères), de la musique à gogo, et pas de bouteille de mon cru (mais une carte « prière de consommer » ornée de nombreuses grenadines alcoolisées, pour ne pas les citer : Carlsberg, Grand Marnier, l’omniprésent Ricard...). Pour le plaisir de faire couler les fûts, et pour le plaisir de se téléporter donc. Cela fonctionne, la méthode a été éprouvée par d’autres capitales d’Europe (du Monde !), nous nous joindrons donc à cette vaste communauté. Buvons buvons, tant que le ciel ne s’obscurcit pas et sans faire de dégâts derrière nous, et quand bien même : « une équipe d’éco-cleaners nettoiera en permanence le site pour un environnement, le nôtre agréable et sécurisé » (sic). [1]
Pas de quartier pour les quartiers !
Loin d’être les seuls à constater que ces fêtes « en kit » n’allaient sans doute pas bénéficier aux habitants des quartiers eux-mêmes, ou plutôt, car il faut être plus clairs, aux pouvoirs locaux de la Ville (aux communes) ; non contents, pourrait-on croire, de voir ces organisateurs faire de la ville un vaste terrain de jeu dont ils tireraient seuls les profits (économiques) ; ou pour être plus objectif, contrariés de voir leurs quelques habitants (revenus de vacances) filer le vendredi soir vers d’autres fûts (et surtout d’autres tiroirs caisses), et toujours alertes sur ce qui pourrait les mettre en vitrine ; quelques communes y ont paradé, répliqué, comme « l’Apéro de Saint-Gilles » par exemple. Qu’à cela ne tienne, la Commune de Saint-Gilles vous proposera tout autre chose que ce city night clubing à grande échelle : sous des auspices plus intimistes, un retour à de vraies valeurs (à moins que...). « Ce sera un apéro Bio ! » a-t-on songé, à l’ombre de deux caisses à salades, dans les hauteurs de cette « ancienne commune agraire de la ville » (la culture maraîchère s’est faite la malle, depuis plus d’un siècle qu’importe) ! Label « vert » de cet event, une bière bio (c’est une appellation aujourd’hui) est affichée sur la carte, Ginette, qui n’a pour se définir et pour seuls « arguments » que sa garantie sans ogm, comme certains attribueraient le port des hauts talons à la féminité – et le port des sabots à ce qui vient de la campagne : Ginette porte des sabots. Ne cherchez pas les profondeurs aromatiques, les fermentations naturelles, les moisissures, Ginette s’accommode très bien de ses voisins et voisines de carte aux parfums indifférenciés(car c’est en fait Ricard qui chapeautera l’événement et qui coulera à gogo). [2]
On peut donc constater que, sous des bannières différentes (l’une bio, l’autre électro ; l’une micro, l’autre macro), ces apéros urbains se ressemblent étrangement, se reconnaissent à quelques signes distinctifs qui les trahissent : la place monopolisante de leurs sponsors, les communautés impénétrables qu’ils génèrent, leur incapacité à prendre connaissance de l’environnement qui les accueille, leur inaptitude à se mêler aux activités locales et à la vie du voisinage, leurs arguments éco-sécuritaires... Bien plus, au-delà des désagréments qu’elles engendrent, ces « appropriations privatisées de l’espace public » [3] (aujourd’hui réalisées par le secteur public) révèlent un paradoxe langagier (et peut-être aurai-je l’occasion de vous en proposer, un jour, un petit lexique) : la commune, qui est chargée de s’occuper des affaires « d’intérêt communal », c’est-à-dire des besoins collectifs des habitants, adopte de plus en plus, dans des situations courantes et des plus anodines, l’attitude de la société privée, elle se confond avec elle, outrepassant clairement les fonctions démocratiques qui lui sont attribuées (et offertes).
Alors, qu’on ne s’empêche pas de faire la fête, il est même grand temps, plus que jamais. Cela dit, quand mon voisin, hier après-midi, est passé chez moi et m’a narré son expérience, tout aussi « urbaine » de cet apéro, j’ai failli mettre définitivement mes désirs de rencontres impromptues sous cloche. Toujours réceptif à ce qui peut se produire « dans la rue », la sienne, il s’en est approché dans un élan investigatoire, prospectif, et surtout jovial ; remarquant de fait que le microcosme « téléporté » et FaceBooké du jour se laissait difficilement pénétrer, convoiter par ses aspirants locaux. En venant seul, il était difficile, voire impossible, d’engager une conversation, un échange, avec les grappes de personnes accoudées à ces tables improvisées. Mais c’était oublier que le hasard fait souvent bien les choses. Alors même qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, résigné à trinquer le soir-même en compagnie de lui-même, de Jimi Hendrix, des Who, et de beaucoup d’autres, dans sa mansarde monopièce, avec vue imprenable sur le clocher communal ; un être un peu bourru, ma foi d’aspect jovial, et surtout simple d’approche, s’est approché de lui, pour engager la conversation, comme ça, à brûle-pourpoint, sur les abords de la place. Il avait une dégaine bien à lui cet homme-là : un pantalon un peu trop grand, quelques écussons sur le thorax,... un képi sur la tête. Il voulait juste savoir quel était son nom, son prénom, sa date de naissance, et si tout se passait bien. Rien à dire, aujourd’hui, à Saint-Gilles, on peut encore compter sur le hasard des rencontres. Et qui sait, on ne devra peut-être pas attendre l’année prochaine pour le revoir, celui-là !
Alison Valley
Septembre 2010